Lettre ouverte des avocats d'Outreau au garde des Sceaux |
Par Mes Frank Berton, Hervé Corbanesi, Hubert Delarue, Julien Delarue, Stéphane Dhonte (David Brunet), Eric Dupond-Moretti, Blandine Lejeune et Jean-Louis Pelletier (Dominique Wiel), Caroline Matrat, Philippe Lescène et Raphaël Tachon (*)
[06 décembre 2005]
A l'heure
où les derniers acquittés d'Outreau quittent le Palais de justice de Paris, il
existe une chance exceptionnelle, historique, à saisir, de réformer en
profondeur notre justice pénale pour la faire entrer, enfin, dans la modernité
du XXIe siècle. Pour cela, il faut une volonté, du courage et des
moyens.
Notre institution judiciaire vient sans doute, pour la première fois, de reconnaître publiquement et sans délai qu'elle s'était lourdement et gravement trompée en présentant ses excuses aux acquittés d'Outreau. La veille, le procureur général de Paris, avant même que la décision ne soit rendue, avait adressé ses regrets aux six condamnés de Saint-Omer qui avaient fait appel.
Mais au-delà de la saisine de l'Inspection générale des services judiciaires et
de la possibilité évoquée de saisir le Conseil supérieur de la magistrature
pour voir sanctionner tel ou tel protagoniste de ce désastre, subsiste la
primordiale question : cet électrochoc sans précédent va-t-il enfin permettre
de réformer en profondeur un système qui, de réformettes en réformes avortées,
de replâtrages en replâtrages, est aujourd'hui à bout de souffle ?
Car ce qui est en cause, ce n'est bien évidemment pas tel ou tel magistrat incompétent, immature ou complaisant, mais bien de savoir et de comprendre pourquoi aucun des cent magistrats qui se sont penchés sur ce dossier maudit, pendant plus de trois ans, n'a été en capacité de tirer la sonnette d'alarme.
La commission Viout a formulé une soixantaine de propositions dont quelques-unes sont intéressantes, mais les réponses apportées sont sans commune mesure avec l'ampleur du cataclysme. Cette commission n'a pas voulu remettre en cause les piliers fissurés de notre système. Un replâtrage de plus. Le verdict de Paris doit sonner le glas de l'exception judiciaire française. Il faut donc du courage pour poser la vraie question : allons-nous supprimer la fonction de juge d'instruction, pièce maîtresse du fiasco d'Outreau ? Pour faire taire immédiatement les iconoclastes que nous sommes, on nous propose la fausse bonne idée de la cosaisine. Comme si deux Burgaud, voire trois, auraient changé la donne !
Le député Georges Fennec, ancien juge d'instruction lui-même, a raison de
demander la suppression du juge d'instruction ainsi que l'abandon du système
inquisitoire écrit, secret et non contradictoire. Il y a vingt-cinq ans,
Mireille Delmas-Marty ébauchait la réforme tant attendue d'une procédure accusatoire
«à la française». En vain.
On
nous rétorquera qu'à petites touches on a «grignoté» quelques prérogatives du
juge d'instruction. C'est vrai, mais c'est insuffisant : épaulé par ses pairs,
M. Burgaud a su tenir la défense à distance, servir sa conviction jusqu'à
l'absurde, auréolé de son statut de magistrat impartial, instruisant à charge
et à décharge. Cette «fiction équitable» n'est en réalité que la conviction
d'un homme dont les pouvoirs et leur exercice sont devenus incompatibles avec
l'idée que nous nous faisons de la démocratie judiciaire. Il faudra en profiter
également pour s'interroger sur le huis clos, car c'est toujours dans le secret
que la liberté d'un homme est le plus menacée. Pourquoi «la victime», qui n'est
au début du procès qu'une partie civile, devrait-elle en cette matière disposer
seule du droit exorbitant de fermer la porte du prétoire ?
Est-il convenable que le parquet général choisisse seul les experts
judiciaires, les agrée et les récuse selon son bon plaisir ? Qui, ensuite, les
désigne ? Le juge d'instruction, bien sûr ! Certains sont très souvent commis,
d'autres moins : pourquoi ? Pour que le procès soit vraiment équitable, il faut
que chaque partie puisse librement choisir ses experts, car c'est par la
confrontation de leur point de vue que l'on évitera les terrifiantes dérives de
complaisance et/ou d'incompétence – n'oublions jamais qu'une «musaraigne à
grosse queue» griffonnée par un enfant a participé à faire condamner à
Saint-Omer les six acquittés de Paris.
On en profitera également pour supprimer du Code de procédure pénale (article 199) les «observations sommaires» devant la chambre de l'instruction qui renvoient à une justice du même nom...
S'attaquer aux droits de la défense en réduisant sans cesse son champ
d'intervention, faire des effets d'annonce, promouvoir des réformettes sans
jamais en prévoir le financement, telle est bien souvent la règle. Mais bien
former le policier et l'assistante sociale qui, les premiers, recueilleront la
parole de l'enfant, leur donner les moyens matériels et humains dont ils ont
besoin, rémunérer convenablement les protagonistes de l'enquête, délaisser la
religion de l'aveu en privilégiant l'investissement matériel et scientifique...
Voilà des enjeux à la hauteur des espérances formulées par les treize acquittés
d'Outreau auxquels on ajoutera François Mourmand, mort, présumé innocent, dans
sa cellule.
A ceux qui s'en sont maladroitement pris, comme bien souvent, à la défense de
ces malheureux, nous rappellerons que, dès le 8 février 2002, les «avocats
d'Outreau» demandaient au procureur général de Douai de saisir la chambre
criminelle de la Cour de cassation aux fins de voir dépayser le dossier et
dessaisir le magistrat instructeur. Une fois encore, nous n'avions pas été entendus...
Nous rappellerons encore que les pestiférés que nous étions, au même titre que nos clients «pédophiles», ont multiplié dans l'indifférence générale les appels au secours de la raison (plus de deux cents demandes de mises en liberté, demandes d'actes : toutes refusées...) auprès d'une institution autiste et souvent méprisante.
Après les regrets, les excuses, la réforme, la vraie, celle que nous attendons depuis si longtemps et dont nous avons besoin pour que cette justice que nous aimons rentre enfin dans la modernité du siècle. Cette chance historique doit être saisie et nous sommes tous prêts à y être associés.
*
Avocats d'Odile Polvèche, Franck Lavier, Pierre Martel, Alain Marécaux, David
Brunet, Daniel Legrand père et fils, Dominique Wiel, Thierry Dausque, Sandrine
Lavier et Christian Godard.