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La méprise d’Arras
Il ne serait pas mal qu’à la porte de tous les ministres il y eût un autre crieur, qui dît à tous ceux qui viennent demander des lettres de cachet pour s’emparer des biens de leurs parents et alliés, ou dépendants...
PROCÈS CRIMINEL
DU SIEUR MONTBAILLI ET DE SA FEMME.
La méprise d’Arras, Voltaire (1771)
Une veuve nommée Montbailli, du nom de son mari, âgée de soixante ans, d'un embonpoint et d'une grosseur énorme, avait l'habitude de s'enivrer du poison qu'on appelle si improprement eau-de-vie. Cette funeste passion, très connue dans la ville, l'avait déjà jetée dans plusieurs accidents qui faisaient craindre pour sa vie. Son fils Montbailli et sa femme Danel couchaient dans l'antichambre de la mère; tous trois subsistaient d'une manufacture de tabac que la veuve avait entreprise. C'était une concession des fermiers généraux qu'on pouvait perdre par sa mort, et un lien de plus qui attachait les enfants à sa conservation; ils vivaient ensemble, malgré les petites altercations si ordinaires entre les jeunes femmes et leurs belles-mères, surtout dans la pauvreté. Ce Montbailli avait un fils, autre raison plus puissante pour le détourner du crime. Sa principale occupation était la culture d'un jardin de fleurs, amusement des âmes douces. Il avait des amis, les coeurs atroces n'en ont jamais.
Le 27 juillet 1770, une ouvrière se présente à sept heures du matin à sa porte pour parler à la veuve. Montbailli et son épouse étaient couchés; la jeune femme dormait encore (circonstance essentielle qu'il faut bien remarquer). Montbailli se lève, et dit à l'ouvrière que sa mère s'est pas éveillée. On attend longtemps; enfin on entre dans la chambre, on trouve la vieille femme renversée sur un petit coffre près de son lit, la tête penchée à terre, l'oeil droit meurtri d'une plaie assez profonde, faite par la corne du coffre sur lequel elle était tombée, le visage livide et enflé, quelques gouttes de sang échappées du nez, dans lequel il s'était formé un caillot considérable, il était visible qu'elle était morte d'une apoplexie subite, en sortant de son lit et en se débattant. C'est une fin très commune dans la Flandre à tous ceux qui boivent trop de liqueurs fortes.
Le fils s'écrie: Ah, mon Dieu! ma mère est morte! il s'évanouit; sa femme se lève à ce cri, elle accourt dans la chambre.
L'horreur d'un tel spectacle se conçoit assez. Elle crie au secours: l'ouvrière et elle appellent les voisins. Tout cela est prouvé par les dépositions. Un chirurgien vient saigner le fils; ce chirurgien reconnaît bientôt que la mère est expirée. Nul doute, nul soupçon sur le genre de sa mort; tous les assistants consolent Montbailli et sa femme. On enveloppe le corps sans aucun trouble; on le met dans un cercueil; et il doit être enterré le 29 au matin, selon les formalités ordinaires.
Il s'élève des contestations entre les parents et les créanciers pour l'apposition du scellé. Montbailli le fils est présent à tout; il discute tout avec une présence d'esprit imperturbable et une affliction tranquille que n'ont jamais les coupables.
Cependant quelques personnes du peuple, qui n'avaient rien vu de tout ce qu'on vient de raconter, commencent à former des soupçons; elles ont appris que, la veille de sa mort, la Montbailli, étant ivre, avait voulu chasser de sa maison son fils et sa belle-fille; qu'elle leur avait fait même signifier, par un procureur, un ordre de déloger; que lorsqu'elle eut repris un peu ses sens, ses enfants se jetèrent à ses genoux, qu'ils l'apaisèrent, et qu'elle les remit au lendemain matin pour achever la réconciliation. On imagina que Montbailli et sa femme avaient pu assassiner leur mère pour se venger; car ce ne pouvait être pour hériter, puisqu'elle a laissé plus de dettes que de bien.
Cette supposition, tout improbable qu'elle était, trouva des partisans, et peut-être parce qu'elle était improbable. La rumeur de la populace augmenta de moment en moment, selon l'ordinaire; le cri devint si violent, que le magistrat fut forcé d'agir; il se transporte sur les lieux; on emprisonne séparément Montbailli et sa femme, quoiqu'il n'y eût ni corps de délit, ni plainte, ni accusation juridique, ni vraisemblance de crime.
Les médecins et les chirurgiens de Saint-Omer sont mandés pour examiner le cadavre et pour faire leur rapport. Ils disent unanimement « que la mort a pu être causée par une hémorragie que la plaie de l'oeil a produite, ou par une suffocation. »
Quoique leur rapport n'ait pas été assez exact, comme le prouve le professeur Louis, il était pourtant suffisant pour disculper les accusés. On trouva quelques gouttes de sang auprès du lit de cette femme; mais elles étaient la suite évidente de la blessure qu'elle s'était faite à l'oeil en tombant. On trouva une goutte de sang sur l'un des bas de l'accusé; mais il était clair que c'était un effet de sa saignée. Ce qui le justifiait bien davantage, c'était sa conduite passée, c'était la douceur reconnue de son caractère. On ne lui avait rien reproché jusqu'alors; il était moralement impossible qu'il eût passé en un moment de l'innocence de sa vie au parricide, et que sa jeune femme eût été sa complice. Il était physiquement impossible, par l'inspection du cadavre, que la mère fût morte assassinée; il n'était pas dans la nature que son fils et sa fille eussent dormi tranquillement après ce crime, qui aurait été leur premier crime, et qu'on les eut vus toujours sereins dans tous les moments où ils auraient dû être saisis de toutes les agitations que produisent nécessairement le remords d'une si horrible action et la crainte du supplice. Un scélérat endurci peut affecter de la tranquillité dans le parricide: mais deux jeunes époux!
Les juges connaissaient les moeurs de Montbailli; ils avaient vu toutes ses démarches; ils étaient parfaitement instruits de toutes les circonstances de cette mort. Ainsi ils ne balancèrent pas à croire le mari et la femme innocents. Mais la rumeur populaire, qui, dans de telles aventures, se dissipe bien moins aisément qu'elle ne s'élève, les força d'ordonner un plus amplement informé d'une année, pendant laquelle les accusés demeureraient en prison.
Le procureur du roi appela de cette sentence au conseil d'Artois, dont Saint-Omer ressortit. Il pouvait en effet la trouver trop rigoureuse, puisque les accusés, reconnus innocents, demeuraient renfermés dans un cachot pendant une année entière. Mais l'appel fut ce qu'on appelle a minima, c'est-à-dire d'une trop petite peine à une plus grande, sorte de jurisprudence inconnue aux Romains nos législateurs, qui n'imaginèrent jamais de faire juger deux fois un accusé pour augmenter son supplice, ou pour le traiter en criminel après qu'il a été déclaré innocent; jurisprudence cruelle dont le contraire est raisonnable et humain; jurisprudence qui dément cette loi si naturelle, non bis in idem.
Le conseil supérieur d'Arras jugea Montbailli et sa femme sur les seuls indices qui n'avaient pas même paru des indices aux juges de Saint-Omer, beaucoup mieux informés, puisqu'ils étaient sur les lieux.
Malheureusement on ne convient pas trop quels sont les indices assez puissants pour engager un juge à commencer à disloquer les membres d'un citoyen, son égal, par le tourment de la question. L'ordonnance de 1670 n'a rien statué sur cette affreuse opération préliminaire. Un indice n'est précisément qu'une conjecture; d'ailleurs les lois romaines n'ont jamais appliqué un citoyen romain à la torture, ni sur aucune conjecture, ni sur aucune preuve. La barbarie de la question ne fut d'abord exercée sur des hommes libres que par l'inquisition. On prétend qu'originairement elle fut inventée par des voleurs qui voulaient forcer un père de famille à découvrir son trésor; mais soit voleurs, soit inquisiteurs, on sait assez qu'elle est plus cruelle qu'utile. Quant aux indices, on sait encore combien ils sont incertains. Ce qui forme un soupçon violent dans l'esprit d'un homme est très équivoque, très faible aux yeux d'un autre. Ainsi le supplice de la question et celui de la mort sont devenus des choses arbitraires parmi nous, pendant que, chez tant d'autres nations, la torture est abolie comme une barbarie inutile, et qu'il est sévèrement défendu de faire mourir un homme sur de simples indices.
Du moins la torture ne doit être ordonnée en France que lorsqu'il y a préalablement un corps de délit; et il n'y en avait point. Une femme morte d'apoplexie, soupçonnée vaguement d'avoir été assassinée, n'est point un corps de délit.
Après les indices viennent ce qu'on appelle des demi-preuves, comme s'il y avait des demi-vérités.
Mais enfin on n'avait contre Montbailli ni demi-preuve ni indice; tout parlait manifestement en sa faveur. Comment donc s'est-il pu faire que le conseil d'Arras, après avoir reçu les dénégations toujours simples, toujours uniformes de Montbailli et de sa femme, ait condamné le mari à souffrir la question ordinaire et extraordinaire, à mourir sur la roue, après avoir eu le poing coupé; la femme à être pendue et jetée dans les flammes?
se plairaient-ils enfin aux supplices, ainsi que les bourreaux? La nature humaine serait-elle parvenue à ce degré d'atrocité? faut-il que la justice, instituée pour être la gardienne de la société, en soit devenue quelquefois le fléau? cette loi universelle dictée par la nature, qu'il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de punir un innocent, serait-elle bannie du coeur de quelques magistrats trop frappés de la multitude des délits?
La simplicité, la dénégation invariable des accusés, leurs réponses modestes et touchantes qu'ils n'avaient pu se communiquer, la constance attendrissante de Montbailli dans les tourments de la question, rien ne put fléchir les juges; et, malgré les conclusions d'un procureur général très éclairé, ils prononcèrent leur arrêt.
Montbailli fut renvoyé à Saint-Omer pour y subir cet arrêt, prononcé le 9 novembre 1770; il fut exécuté le 19 du même mois.
Montbailli, conduit à la porte de l'église, demande en pleurant pardon à Dieu de toutes ses fautes passées; et il jure à Dieu qu'il est innocent du crime qu'on lui impute. » On lui coupe la main; il dit: « Cette main n'est point coupable d'un parricide. » Il répète ce serment sous les coups qui brisent ses os prêt d'expirer sur la roue, il dit à son confesseur: « Pourquoi voulez-vous me forcer à faire un mensonge? en prenez-vous sur vous le crime? »
Tous les habitants de Saint-Omer, témoins de sa mort, lui donnent des larmes; non pas de ces larmes que la pitié arrache au peuple pour les criminels même dont il a demandé le supplice; mais celles que la conviction de son innocence a fait répandre longtemps dans cette ville.
Tous les magistrats de Saint-Omer ont été et sont encore convaincus que ces infortunés n'étaient point coupables.
La femme de Montbailli, qui était enceinte, est restée dans son cachot d'Arras pour être exécutée à son tour, quand elle aurait mis son enfant au monde: c'était être à la potence pendant six mois sous la main d'un bourreau, en attendant le dernier moment de ce long supplice. Quel état pour une innocente! elle en a perdu l'usage des sens, et sa raison a été aliénée: elle serait heureuse d'avoir perdu la vie; mais elle est mère; elle a deux enfants, l'un qui sort du berceau, l'autre à la mamelle. Son père et sa mère, presque aussi à plaindre qu'elle, ont profité du temps qui s'est écoulé entre son arrêt et ses couches, pour demander un sursis à M. le chancelier: il a été accordé. Ils demandent aujourd'hui la révision du procès. Ils se sont fondés, comme on l'a déjà dit, sur la consultation de treize avocats, et sur celle du célèbre professeur Louis.
Voilà tout ce que je sais de cette horrible aventure, qui exciterait les cris de toute la France, si elle regardait quelque famille considérable par ses places ou par son opulence, et qui a été longtemps inconnue, parce qu'elle ne concerne que des pauvres.
On peut espérer que cette famille obtiendra la justice qu'elle implore; c'est l'intérêt de toutes les familles; car après tant de tragiques exemples, quel homme peut s'assurer qu'il n'aura pas de parents condamnés au dernier supplice, ou que lui-même ne mourra pas sur un échafaud?
Si deux époux qui dorment dans l'antichambre de leur mère, tandis qu'elle tombe en apoplexie, sont condamnés comme des parricides, malgré la sentence des premiers juges, malgré les conclusions du procureur général, malgré le défaut absolu de preuves et l'invariable dénégation des accusés, quel est l'homme qui ne doit pas trembler pour sa vie? Ce n'est pas ici un arrêt rendu suivant une loi rigoureuse et durement interprétée; c'est un arrêt arbitraire prononcé au mépris des lois et de la raison. On n'y voit d'autre motif, sinon celui-ci: « Mourez, parce que telle est ma volonté. »
La France se flatte que le chef de la magistrature, qui a réformé tant de tribunaux, réformera dans la jurisprudence elle-même ce qu'elle peut avoir de défectueux et de funeste.
Peut-être l'usage affreux de la torture, proscrit aujourd'hui chez tant de nations, ne sera-t-il plus pratiqué que dans ces crimes d'État qui mettent en péril la sûreté publique.
Peut-être les arrêts de mort ne seront exécutés qu'après un compte rendu au souverain; et les juges ne dédaigneront pas de motiver leurs arrêts à l'exemple de tous les autres tribunaux de la terre.
On pourrait présenter une longue liste des abus inséparables de la faiblesse humaine qui se sont glissés dans le recueil si immense et souvent si contradictoire de nos lois, les unes dictées par un besoin passager, les autres établies sur des usages ou des opinions qui ne subsistent plus, ou arrachées au souverain dans des temps de troubles, ou émanées dans des temps d'ignorance.
Mais ce n'est pas à nous, sans doute, d'oser rien indiquer à des hommes si élevés au-dessus de notre sphère; ils voient ce que nous ne voyons pas; ils connaissent les maux et les remèdes. Nous devons attendre en silence ce que la raison, la science, l'humanité, le courage d'esprit, et l'autorité, voudront ordonner.