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Les juges peuvent-ils agir à leur guise ?
Les juges peuvent-ils agir à leur guise ?
Justice, lalibre.be, le 15/02/2007
Un colloque traite de la responsabilité professionnelle des magistrats. Comment indemniser les victimes du fonctionnement défectueux de la justice ?
ENTRETIEN
Ce jeudi, à Louvain-la-Neuve, l'Institut d'études sur la justice organise, avec le soutien de la Fondation Bernheim, un colloque dont le thème, la responsabilité professionnelle des magistrats, est dans l'actualité.
Les juges fautifs doivent-ils ou non rendre des comptes aux justiciables ? Quid de leur déontologie ? Ont-ils une responsabilité politique et sociale ? Ces questions seront traitées par d'éminents praticiens du droit, parmi lesquels Christine Matray, conseiller à la Cour de cassation.
Un justiciable qui se sentirait "trahi" par un juge peut-il s'attaquer directement à ce dernier ?
En théorie oui, par le biais d'une procédure particulière mais désuète et jamais appliquée, la prise à partie. Prévue par le Code judiciaire, elle ne peut être actionnée que dans des conditions très strictes, notamment lorsque le juge s'est rendu coupable d'un dol ou d'une fraude ou lorsqu'il a commis un déni de justice.
La responsabilité de l'Etat pour une faute commise par un de ses organes peut, elle, être engagée.
Oui, mais, s'agissant des magistrats, depuis le début des années 90 seulement, et les arrêts Anca. Dans ce dossier, le tribunal de commerce avait prononcé une faillite d'office. Sa décision a été réformée en appel mais, en attendant, le dommage commercial était patent et subsistait. La Cour de cassation a retenu la responsabilité de l'Etat du fait de l'exercice de la fonction juridictionnelle. Le même principe avait été établi par l'arrêt Flandria, en 1921, pour une faute commise par l'administration et depuis 2006, il en va de même à l'égard du législateur. Cela dit, si le principe est admis, les applications sont rares et l'on est loin des régimes en vigueur dans d'autres pays.
Exemples ?
De nombreux pays de l'Est, au sortir de périodes de dictature, se sont dotés de lois permettant à l'Etat d'engager des actions récursoires contre ses juges fautifs. C'est le cas de la République tchèque, de la Pologne, de la Roumanie ou de la Lituanie. En Espagne, en Finlande, au Danemark, les justiciables peuvent citer directement les magistrats. En Italie, les juges, à l'image des médecins, souscrivent des assurances pour couvrir leur responsabilité.
Ce système n'entraîne-t-il pas une avalanche de plaintes abusives ?
Non, dans la mesure où on ne peut agir que moyennant des conditions strictes. C'est voulu, précisément pour empêcher les dérives. Il s'agit notamment que la décision incriminée ait été rapportée.
Dans une telle configuration, le juge d'instruction d'Outreau aurait-il pu être poursuivi ?
Non puisque ses décisions ont été confirmées par les juridictions chargées de contrôler son instruction et qu'on n'a pu déceler de faute dans son chef.
Le colloque abordera aussi la question de la déontologie positive du magistrat.
Oui et c'est un point dans l'air du temps. Les magistrats lents, négligents, mauvais risquent des sanctions disciplinaires. Mais ceux qui agissent de façon licite sont-ils tous guidés par une volonté d'excellence ? Le Conseil de l'Europe est saisi d'un avis encourageant une culture professionnelle de l'art de juger. Il y a à faire en matière d'accueil du justiciable, dans la conduite d'un procès, les rapports des magistrats avec les médias, les politiques, le barreau. Au Canada, des principes directeurs ont été arrêtés dont on pourrait s'inspirer en Belgique.
Les juges ont également une mission sociale de plus en plus large...
Leur marge d'appréciation s'étend et ils exercent une véritable responsabilité politique. En ont-ils tous conscience ? Prenez l'exemple d'un président de tribunal de commerce. De la façon dont il organise son service d'enquêtes commerciales, il construit une politique plus ou moins offensive à l'égard des entreprises, avec des conséquences économiques évidentes, ce qui peut même, d'un arrondissement judiciaire à l'autre, entraîner des disparités de concurrence. La même remarque vaut pour le droit du travail ou le droit familial. Bref, en appréciant des situations individuelles, le juge crée une jurisprudence et définit une politique sociale qui pèsent sur la vie de la communauté. Il doit s'interroger sur la nature et le contenu de ce pouvoir.