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Mars 2005 : la protection de l’enfance française en procès ?
La protection de l’enfance en procès
, le 02/03/2005
Le 3 mars s’est ouvert le procès de 66 adultes accusés d’actes pédophiles. Comment des enfants ont-ils pu être abusés sexuellement durant des années alors que la plupart des familles étaient suivies par les services sociaux ? Enquête.
Au foyer d'urgence de Maine-et-Loire, les enfants victimes
A Angers, on l’appelle le « village ». Sans doute pour le calme qui règne parmi les pavillons blottis les uns contre les autres, loin de la rumeur du centre-ville. Tous portent un nom aux sonorités rassurantes : Calinou, Loupiot… Comme pour rappeler qu’ici, l’enfance conserve tous ses droits. Ici, c’est le foyer d’urgence départemental du Maine-et-Loire où, à l’abri de murs couleur menthe à l’eau, une partie des 45 jeunes enfants victimes d’actes pédophiles ont finalement été placés après la découverte des faits, à la fin de l’année 2000.
Un double procès
Les auteurs présumés comparaissent, à partir du 3 mars, devant la cour d’assises du Maine-et-Loire pour proxénétisme aggravé, viols, agressions sexuelles, corruption de mineurs ou non-dénonciation de mauvais traitements.
Mais ce procès hors normes pourrait bien être aussi celui des services de protection de l’enfance. « L’écrasante majorité de ces familles était cernée par une armée de travailleurs sociaux, d’assistantes sociales, d’éducateurs et vivait sous perfusion sociale. Comment expliquer que personne ne soit intervenu ? Si Outreau fut le procès de l’instruction judiciaire, Angers sera celui de l’Aide sociale à l’enfance », a promis, avant l’ouverture des débats, Me Pascal Rouillet, avocat de l’un des prévenus.
Pourquoi avoir attendu six ans ?
Le parcours de certaines victimes laisse en effet perplexe. Ainsi, dès 1995, les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) du Maine-et-Loire avaient été informés de cas de grave maltraitance. Pourquoi a-t-il fallu près de six ans pour qu’une partie des enfants « signalés » soit séparée de leurs parents ? Au conseil général, autorité en charge de l’ASE, on défend ses troupes. « Les travailleurs sociaux ont fait leur travail. Les éléments dont ils disposaient ont été transmis à la justice », se défend Matthieu Garnier, directeur de cabinet du président. Les personnels de l’Aide sociale à l’enfance ont-ils sonné l’alerte à temps ? A-t-on pris les mesures adaptées à la gravité de la situation ? La coopération entre les services sociaux et les magistrats a-t-elle fonctionné ? A la cour d’assises du Maine-et-Loire, à présent, de démêler les responsabilités, au risque de mettre en cause le système de la protection des mineurs en France.
Deux instances qui se contredisent
Depuis la fin des années 1960, celui-ci s’appuie sur deux instances, en principe complémentaires : la justice, d’un côté ; les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), de l’autre. Un partage des rôles qui repose sur une distinction fine : aux tribunaux et aux juges de s’occuper des enfants « en danger ».
Aux services de l’ASE de chaque département de secourir les enfants « en risque de danger », c’est-à-dire exposés à des situations pouvant compromettre leur santé, leur sécurité ou leur éducation, sans pour autant qu’ils soient victimes d’actes de maltraitance. « Depuis, le système flotte entre ces deux logiques », affirme le Dr Marie-Paule Martin-Blachais, présidente de l’Association française d’information et de recherche sur l’enfance maltraitée (Afirem).
Car, dans la pratique, ces deux instances se contredisent souvent. Par exemple, pour évaluer le danger. « Notre limite, c’est la porte des familles. Or, sans la franchir, certaines maltraitances, comme les abus sexuels, sont difficiles à détecter », témoigne David Colin, assistant social de secteur dans les Hauts-de-Seine. Et la justice, elle, a besoin d’éléments tangibles pour déclencher une enquête. Du coup, des familles à problèmes peuvent passer à travers les mailles du filet.
Une autre affaire à Drancy
C’est ce qui est arrivé en août dernier, dans une autre affaire, à Drancy (Seine-Saint-Denis). Cinq jeunes enfants sont découverts dans un appartement, vivant dans des conditions effroyables, au milieu d’excréments et d’ordures. Certes, les jeunes parents ont été contactés par la Protection maternelle et infantile (PMI), un service qui dépend du conseil général. Mais ils ont refusé de recevoir l’assistante sociale de la PMI, puis ils ont téléphoné pour informer les services de leur prochain déménagement. « Ils voulaient échapper à tout contrôle. Que pouvions-nous faire ? » interroge Claude Roméo, directeur de l’Enfance et de la Famille en Seine-Saint-Denis.
Respecter le droit des parents
La tâche des services sociaux est encore compliquée par un principe très contraignant : le respect des droits des parents. Ce principe s’est imposé, en France, dans les années 1980, lorsque notre pays a voulu se conformer aux recommandations de la Cour européenne.
Il s’agissait aussi de corriger certains excès. Par exemple, lorsque l’Assistance publique plaçait des enfants contre le gré de leurs parents, à des kilomètres de chez eux. Pour y remédier, la loi du 6 juin 1984 oblige l’ASE à associer les familles aux décisions administratives les concernant. Impossible, par exemple, d’imposer un placement sans obtenir une ordonnance de la part du juge des enfants. Lui-même doit respecter des règles précises.
Ainsi, le Code civil préconise que « chaque fois qu’il est possible, le mineur doit être maintenu dans son milieu actuel » (sa famille NDLR) et que le juge « doit toujours s’efforcer de recueillir l’adhésion de la famille à la mesure envisagée. » « Notre but n’est pas de stigmatiser encore plus les parents défaillants, mais de les restaurer dans leur rôle de parents », explique Hélène Franco, juge des enfants au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis). « Il faut comprendre qu’on ne peut rien faire sans eux. Fragilisés par leurs difficultés et par l’humiliation de voir leur enfant placé, ils ont d’abord besoin d’être encouragés », souligne une éducatrice de l’ouest de la France, qui reconnaît que, parfois, cela peut se faire au détriment des enfants.
Manque de moyens et inégalité
Mais les principales difficultés dont se plaignent les travailleurs sociaux sont le manque de moyens et l’absence de politique nationale claire pour la protection de l’enfance. Un exemple : le nombre d’enfants pris en charge par éducateur peut varier, suivant les cas, de cinq à une trentaine.
En effet, depuis les lois de décentralisation de 1983, ce sont les conseils généraux qui gèrent le service départemental de l’Aide sociale à l’enfance. « D’où une mosaïque de dispositifs : chaque conseil général s’organise en fonction de ses moyens et des volontés politiques », souligne Michèle Créoff, directrice de l’Enfance et de la Famille dans le Val-de-Marne (1).
Autre exemple : selon les départements, le taux de signalement des mineurs peut varier de 3 pour 1 000 à 12 pour 1 000 (2). « Le montant de l’aide en matière de protection de l’enfance par enfant peut varier, lui, de 1 à 100 », relevait Claire Brisset, la défenseure des enfants, dans son rapport annuel, remis au président de la République, en novembre dernier.
Chaque semaine, deux enfants meurent de maltraitance
« L’Etat doit jouer un rôle d’animateur et redéfinir un projet global pour la protection de l’enfance », prône Michèle Créoff, pour qui une remise à plat du système est nécessaire. Deux comités d’experts y travaillent au sein du ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille. Ils devraient remettre leurs conclusions prochainement. Restera alors au ministre Philippe Douste-Blazy de prendre les mesures qui s’imposent. Il y a urgence. Chaque semaine, deux enfants meurent encore de maltraitance en France.
(1) Auteur du Guide de la protection de l’enfance maltraitée, 2003, Ed. Dunod.
(2) Selon la Lettre de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée, décembre 2004.
Retrouvez l'intégralité du dossier dans Pèlerin 6379 du 3 mars 2005