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Juges de la Cour et mythes au Canada
Juges de la Cour
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Le rôle du juge dans un État démocratique
Le 3 juin 2004, extraits
Le rôle du juge dans un État démocratique consiste à résoudre les différends qui opposent les citoyens et les gouvernements. Dans une démocratie, chacun, du citoyen ordinaire au politicien le plus important, doit se conduire conformément à la loi. Une institution doit donc exister pour régler conformément à la loi les différends qui surgissent. Cette institution, c’est la magistrature.
Il est facile de décrire le rôle des juges, mais plus ardu de décrire la façon dont les juges s’acquittent de leur tâche. En effet, au fil des années, certains mythes ont embrouillé la véritable nature du rôle que joue le juge et des défis qu’il doit, dans une démocratie moderne, relever.
De l’avis de certains, les anciens mythes concernant les juges ont disparu. C’est l’opinion de l’avocat et auteur John Mortimer :
[TRADUCTION] Il y a bien des années, lorsque j’ai commencé à exercer le droit, les procédures judiciaires étaient entourées de mythes. À cette époque, les citoyens croyaient que les procès menaient dans tous les cas à la bonne conclusion, que les agents de police ne disaient que la vérité et que, par miracle, les juges naissaient sans idées préconçues, réactions instinctives ou préjugés. Leur imagination ne connaissait pas de faiblesses. Ils étaient capables d’admettre leurs erreurs, n’ayant pas l’attitude butée qu’on observe chez le commun des mortels.
À l’instar de la sorcellerie et de la croyance que la terre est plate, ces mythes ont maintenant disparu, au grand dam sans doute de nombreux membres de la profession juridique. On a démontré que certains procès avaient mal tourné, même si les cours d’appel ont déployé des efforts énergiques pour les valider. Les jurys écoutent maintenant avec une forte dose de scepticisme les témoignages de la police. Les prises de position de certains juges, en exercice ou à la retraite, dépassent les bornes d’une charmante excentricité et suscitent des inquiétudes.
Le rôle du juge aurait donc été démythifié. Mais est-ce vraiment le cas? En fait, de nombreuses conceptions erronées ont été éliminées, mais certains mythes persistent au sujet des fonctions judiciaires et le public continue à se méprendre sur le travail de la magistrature et le rôle qu’elle joue dans une société démocratique. Il est important de dissiper ces malentendus. Comme l’a dit Alexander Pope dans son Essay on Criticism (essai sur la critique), [TRADUCTION] « Un peu de science est chose dangereuse. Abstenez-vous de l’eau de la fontaine des Muses à moins d’en boire beaucoup ». Il aurait été préférable de ne jamais démythifier le rôle du juge plutôt que de laisser libre cours à des demi-vérités ou de fausses conceptions.
Ce soir, je commenterai quelques mythes qui persistent au sujet du rôle du juge : le mythe de la certitude juridique, le mythe de la certitude factuelle, le mythe de l’esprit vierge et le mythe selon lequel le juge est un oracle fait homme. Ce n’est que si nous saisissons l’ineptie de ces mythes que nous pourrons comprendre le rôle du juge dans une société démocratique.
Le mythe de la certitude juridique. Selon le mythe de la certitude juridique, pour peu que le juge examine la loi de manière approfondie et judicieuse, il y trouvera la seule réponse claire à la question qu’il doit décider. ...
Le mythe de la certitude factuelle. Après le mythe de la certitude juridique, examinons maintenant celui de la certitude factuelle, selon lequel le juge peut découvrir dans tous les cas toute la vérité et uniquement la vérité au moyen des témoins et documents qui lui sont présentés. ...
Le mythe de l’esprit vierge. Pour le philosophe John Locke, l’esprit ressemblerait à une ardoise vierge (en latin, une tabula rasa) sur laquelle les idées s’écrivent. La perception et la réflexion étaient considérées comme des activités mécaniques. L’esprit était passif et son activité se limitait à enregistrer les impressions captées par les sens tout comme le papier reçoit les impressions faites par la plume. Cette conception de l’esprit est rejetée depuis longtemps. Nous savons maintenant que l’esprit de l’être humain joue un rôle actif en façonnant les impressions et formant les pensées. Nos observations, nos sentiments et nos pensées sont les produits complexes de l’interaction entre nous et l’extérieur. Ils sont façonnés et influencés par nos attitudes et nos expériences. ...
Le mythe de l’oracle. Nous avons pris l’habitude de critiquer les erreurs des juges et il est bien qu’il en soit ainsi. Toutefois, nous devons éviter les critiques fondées sur la présomption peu réaliste selon laquelle les juges sont des êtres surhumains. Les origines de ce mythe datent de 1765, lorsque William Blackstone a décrit le juge comme [TRADUCTION] « l’oracle vivant » dans son ouvrage Commentaries on the Laws of England. Plus récemment, le professeur Ronald Dworkin a dépeint le juge comme un Hercule qui, sur le mont Olympe du droit, peut tout voir. ...
Conclusion
Que reste-t-il une fois que les mythes de la certitude juridique, de la certitude factuelle, de l’esprit vierge et de l’oracle vivant sont démolis? Quel rôle le juge joue-t-il et ce rôle est-il compatible avec la démocratie?
... Sans aucun doute. Dans le cadre de ses fonctions, le juge doit préserver la règle de droit, qui constitue l’assise de notre démocratie. Guidés par les décisions antérieures et la loi, les juges tranchent les différends et règlent les incertitudes. Ce faisant, ils appliquent la loi, la modifient ou l’annulent à l’occasion, mais préservent dans tous les cas la primauté du droit. Ils le font parce qu’ils doivent le faire en vertu de la loi et dans le cadre de leurs fonctions, conscients qu’ils sont des incertitudes entourant le droit et les faits, de leurs propres faiblesses comme être humain et du rôle vital qu’ils sont appelés à jouer au sein d’une démocratie.