« Frères et soeurs placés : pourquoi les séparer ? | L'Australie présente ses excuses » |
Dans le 9-3, même bronx que dans le 9-5 ?
Pour en savoir plus,
Justice, la bombe à retardement : Dans les coulisses du tribunal de Bobigny
Olivia Recasens, Jean-Michel Décugis et Christophe Labbé
Robert Laffont, mars 2007
Présentation de l'éditeur. En première ligne face à la violence des banlieues, le TGI de Bobigny est le deuxième tribunal de France. Les auteurs de Place Beauvau ont choisi de vivre un mois en immersion complète dans cet incroyable théâtre. Ils ont assisté à des centaines d'audiences, rencontré des dizaines d'avocats et de magistrats. Avec leur habituelle indépendance d'esprit, ils ont choisi de raconter, sans a priori, tout ce qu'ils voyaient, tout ce qu'ils entendaient. Des magistrats débordés qui n'ont simplement pas les moyens de faire front, des victimes qui ont l'impression d'être méprisées, des bandes qui font du tribunal leur territoire... Le verdict est sans appel : la Justice n'est pas adaptée à une délinquance de plus en plus jeune, de plus en plus violente. Aucun rapport d'homme politique, aucun témoignage de haut fonctionnaire ou de magistrat, aucune enquête sociologique même ne peut atteindre la force du constat de ce récit : au TGI de Bobigny, au cœur de la France malade, l'État a démissionné.
Biographie de l'auteur. Olivia Recasens, Jean-Michel Décugis et Christophe Labbé ont publié avec succès Place Beauvau aux Éditions Robert Laffont, en 2006. Ils sont tous les trois journalistes au Point.
05/04/2007 N°1803 Le Point
Délinquance - Ces jeunes dont personne ne sait quoi faire
En Seine-Saint-Denis, l’association En temps accueille des mineurs à la dérive. Mais les méthodes musclées de son directeur sont controversées.
Les affrontements de la gare du Nord entre policiers et jeunes de banlieue ont remis la sécurité au coeur de la campagne. La droite et la gauche s’écharpent à nouveau sur la délinquance des mineurs et le problème des multirécidivistes. Face à Nicolas Sarkozy qui réclame l’ « impunité zéro », Ségolène Royal brandit la carte de l’armée pour prendre en charge les jeunes délinquants de plus de 16 ans.
Une fois encore, Le Point est allé mesurer sur le terrain combien la réalité est éloignée des discours. A la rencontre de jeunes souvent déstructurés, ultraviolents, qui ont été éjectés du système scolaire et dont personne ne veut. Des mineurs qui se retrouvent dans des structures « expérimentales » aux méthodes controversées. Dans le « 9-3 », où deux tiers des vols avec violence sont commis par des mineurs, c’est l’association En Temps qui récupère les cas les plus lourds. A sa tête, Serge Beaugrand, un autodidacte qui mène ses troupes d’une main de fer avec un conseil d’administration rachitique, uniquement composé d’un président et d’un trésorier. Nous avons demandé à Serge Beaugrand de nous expliquer ses méthodes. Créée en 2001, l’association est financée par l’Aide sociale à l’enfance de Seine-Saint-Denis à hauteur de 4 millions d’euros par an. En temps accueille soixante enfants arrivés en France sans papiers, et surtout une vingtaine de mineurs de 12 à 18 ans en grande difficulté.
Ce 1er février, ils sont une petite dizaine à squatter entre midi et 14 heures un hall d’immeuble. Ils fument des joints et font tourner une bouteille de vodka qu’ils boivent au goulot. Le plus jeune a 12 ans, aucun ne va à l’école. A 14 h 30, ils rejoignent d’un pas hésitant En Temps, dont l’entrée se trouve seulement à quelques dizaines de mètres de là. Un vigile en civil les accueille à la porte. Les jeunes sont encadrés par des gros bras rebaptisés « agents de médiation » et loués à la société Tjiwara Sécurité pour 40 000 euros par mois. Au départ, il s’agissait de protéger les éducateurs et les psychothérapeutes mais petit à petit leur mission s’est durcie. Ce que d’anciens salariés ont dénoncé avant de claquer la porte en pointant du doigt les méthodes de Serge Beaugrand. Le directeur d’En Temps est décrit par certains comme un « gourou » adepte entre autres de la Gestalt-therapie, une branche de la psychanalyse.
Dans une lettre adressée au président de l’association, un éducateur raconte : « Les agents de sécurité sont utilisés par le directeur pour faire la loi auprès des jeunes et non plus uniquement pour assurer notre protection en cas de passage à l’acte. » Et de poursuivre : « Lorsqu’un jeune refuse d’obéir, trop souvent la seule réponse est un rapport de confrontation physique ou, pis encore, une contention dans une pièce vide pendant plusieurs heures. » L’an dernier, c’est un gamin de 15 ans qui s’est retrouvé enfermé trois semaines d’affilée dans sa chambre, gardé par un vigile. Une pratique en dehors des clous qui a suscité un vif émoi au sein de l’équipe éducative et conduit au départ de plusieurs salariés. Sarah, 19 ans, a passé deux ans et demi à En Temps. Elle a raconté au Point avoir elle aussi fait l’objet de mesures de contention. « J’ai passé quinze jours enfermée au garage, raconte cette brunette qui vit aujourd’hui dans la rue de mendicité et de petits larcins. Pour nous maîtriser, les vigiles nous immobilisaient par terre, avec un genou dans le dos et une torsion du bras. » Sarah explique avoir porté plainte contre un vigile pour « attouchements ». Une affaire qui a finalement été classée par le parquet de Bobigny.
Les ados de moins de 15 ans vivent dans un appartement, encadrés par un éducateur et un vigile. Aucun n’est scolarisé. Les autres pensionnaires d’En Temps dorment à l’hôtel, livrés à eux-mêmes. « Le soir, dans les chambres, on était entre nous et on délirait grave. C’est là que j’ai commencé à fumer du shit et à me soûler », se souvient Sarah. Chaque matin, les gamins doivent rejoindre le local de l’association pour participer à des « ateliers ». Celui qui ne se présente pas à 9 h 30 ne perçoit pas les 6 euros pour déjeuner en ville. Même chose le soir, à 17 h 30, à la fermeture des locaux. Du coup, c’est le système D pour trouver de quoi manger. Régulièrement, le commissariat de Montreuil, très critique sur l’efficacité de l’association, récupère dans la rue des gamins en détresse ou qui ont commis des vols ou des agressions. L’association a fait l’objet d’une enquête judiciaire en 2003 et l’Aide sociale à l’enfance (ASE), de qui dépend la structure, a déclenché en trois ans deux enquêtes administratives qui n’ont pas révélé de mauvais traitements. Du coup, les méthodes de son directeur, rémunéré à hauteur de 5 000 euros, ne sont pas remises en question.
Pour comprendre, nous avons pris rendez-vous avec le directeur de l’ASE du département, qui, dès la deuxième question, portant sur la masse salariale de l’association, a mis fin à l’entretien. Depuis, dans un courrier adressé au Point, l’ASE a fait savoir qu’En Temps n’était plus autorisée à recevoir des mineurs de moins de 15 ans et qu’elle ferait l’objet d’un contrôle extérieur. Quant aux vigiles, ils devraient enfin bénéficier d’une formation de « moniteurs éducateurs »...
Serge Beaugrand : « Nous accueillons des jeunes extrêmement violents. »
Le Point : Pourquoi les mineurs en difficulté que vous accueillez ne sont-ils pas scolarisés ?
Serge Beaugrand : Quand ces jeunes arrivent ici, cela fait longtemps qu’ils ne fréquentent plus l’école. Plus personne ne veut d’eux, ils ont été exclus de tous les établissements par lesquels ils sont passés. Ils ont cumulé un tel retard, ils ont un tel rapport à l’échec qu’ils ne veulent plus entendre parler de l’école. J’ai écrit au rectorat pour obtenir un professeur détaché, j’attends toujours la réponse. Nous avons mis en place des ateliers pour essayer de leur redonner l’envie d’apprendre. Nous leur avons fait réaliser un journal, il y avait tellement de fautes d’orthographe que, sur le coup, je ne voulais pas éditer un torchon pareil, mais c’est la première fois qu’ils produisaient un texte et ils en étaient hyper-fiers. Ils passent leur temps à fouiner sur les ordinateurs et nous passons le nôtre à les empêcher d’aller sur les sites pornos, mais ils auront au moins appris ici à se servir d’un ordinateur, ils en feront ce qu’ils voudront après.
Trouvez-vous normal de louer les services d’une société de gardiennage pour encadrer des mineurs ?
Nous accueillons des jeunes extrêmement violents, en révolte contre tout ce qui représente l’autorité, les institutions comme leur propre famille. C’est pour cela qu’ils atterrissent chez nous, où ils passent leur temps à agresser physiquement ou verbalement les autres. Il est important qu’une éducatrice de 50 kilos puisse parler à un jeune de 90 kilos qui a envie de tout casser. Sans ces vigiles, nous serions dans la même impasse que les autres. Nous sommes en train de créer un nouveau métier, celui d’« agents de médiation ». Quand cela dégénère, ils plaquent le jeune au sol pour le maîtriser. Certains de ces jeunes, en grande souffrance, ont porté plainte contre des agents de médiation et même contre moi, mais cela n’a débouché sur rien de tangible.
On vous accuse d’avoir « séquestré » dans leur chambre des mineurs plusieurs semaines d’affilée. Comment justifiez-vous ces méthodes interdites par la loi ?
En Temps est un dispositif expérimental, à l’image d’une formule 1 : performant mais aussi très dangereux. Nous sommes en permanence sur la corde raide, alors qu’ailleurs on a tendance à ouvrir le parapluie.
Tous les parents sont amenés à dire à leurs enfants : « Maintenant tu files dans ta chambre et tu reviendras quand tu seras calmé. » Un enfant se construit sur la base de cette confrontation. C’est ce que nous faisons ici avec des adolescents auxquels personne n’a jamais dit non. Nous y sommes forcés parce qu’ils sont tombés dans une spirale folle où plus rien ne les arrête. Mais ces jeunes reçoivent la visite quotidienne de la psy et de l’éducateur.
Ces méthodes musclées ont pourtant été dénoncées par plusieurs salariés...
Ces salariés ont saisi ce prétexte pour régler des conflits personnels. Je ne connais pas d’institution qui ne traverse pas de périodes difficiles avec certains de ses collaborateurs.
Entre midi et 14 heures, et le soir après 17 heures, les mineurs pris en charge par En Temps sont livrés à eux-mêmes. Est-ce vraiment la solution ?
Vous ne pouvez pas me reprocher tantôt de les priver de liberté et tantôt de les laisser sortir. Nous sommes obligés de nous adapter en expérimentant. J’ai été le premier à mettre en place l’hébergement à l’hôtel ou l’argent de poche pour les repas, depuis nous avons été copiés. On sait que les 12 euros par jour que nous leur donnons peuvent servir à acheter de l’alcool ou du shit. Ils ne m’ont pas attendu pour boire de l’alcool, fumer et être délinquants, ce sont les raisons pour lesquelles ils arrivent chez nous...
Comment évaluer l’action menée par En Temps, c’est-à-dire le bon emploi des 4 millions d’euros que vous verse chaque année l’Aide sociale à l’enfance ?
Je laisse aux autres le soin de faire le bilan. Moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’obligation de résultats, c’est l’obligation de moyens. Nous sommes en train de mettre en place des critères d’évaluation plus fins que le fait de savoir si le jeune a un boulot à la sortie. En attendant, je constate qu’ils vont un peu mieux, qu’ils sont moins agressifs, qu’ils parlent normalement... Mais nous n’avons pas de statistiques à montrer aux journalistes qui viennent nous interpeller. Nous ne sommes pas politiquement corrects.
Justice, la bombe à retardement, page 54