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Enfance : des attentes citoyennes contradictoires
Recherches et Prévisions n° 82, décembre 2005
Pages 5 à 16,
Le traitement politique de la maltraitance infantile
Par Frédéric Vabre
Résumé. D’abord mise en exergue par des médecins, la question des mauvais traitements infligés aux plus jeunes a finalement acquis la dimension d’une préoccupation sociale de premier ordre. Elle a fait progressivement l’objet d’une action publique sous la pression conjuguée des médias et du secteur associatif spécialisé. Cet article se propose d’analyser le statut occupé par cette question dans le jeu politique. Quasi absent des campagnes électorales, le thème des violences aux enfants reste globalement cantonné à une place mineure, en dépit des fortes mobilisations qu’il peut susciter. Ce paradoxe apparent peut être expliqué par la difficulté des partis politiques à différencier leur doctrine et à proposer ainsi aux électeurs des réponses distinctes en la matière. Il résulte plus largement des incertitudes actuelles entourant la lutte contre la maltraitance infantile, qui font de ce domaine un cas exemplaire des recompositions en cours dans le champ de l’intervention sociale.
Enfin, dernière observation qui souligne la fonction que les médias sont susceptibles de jouer par l’introduction du changement social s’imposant au changement juridique. Les communications de masse peuvent contribuer effectivement à transmettre de « l’infra-droit », du « contre-droit », du « droit imaginaire », du « droit ordinaire » (ces expressions se multiplient beaucoup), des éléments du « juriste intuitif », c’est-à-dire des formes de droit susceptibles de s’opposer, de se juxtaposer au droit établi. Porteuses de changement social, les communications de masse peuvent ainsi imposer le changement juridique suivant des modalités déjà étudiées dans les nombreuses analyses des relations entre changement social et changement juridique. Elles peuvent aussi favoriser un pluralisme normatif en lieu et place d’un monisme normatif auquel aspire le législateur... ou le politique ! • Jacques Commaille, de la présentation, Droit & Société N° 16/1990, Dossier : Droit et Médias
La loi n’est jamais qu’un élément dans un système où agissent d’autres instances productrices de normes sociales ou qui relèvent de l’infra-droit • Jacques Commaille, dans Sociologie et sociétés, volume 18, numéro 1, avril 1986, p. 3-170, Droit et pouvoir, pouvoirs du droit, D’une sociologie de la famille à une sociologie du droit. D’une sociologie du droit à une sociologie des régulations sociales
Extraits de Recherche et Prévisions n° 82, décembre 2005
Pages 5 à 16,
Le traitement politique de la maltraitance infantile
Par Frédéric Vabre
La prévalence d’un consensus symbolique
En dépit de ces éléments entretenant le clivage identitaire, on observe une tendance lourde à la prise en compte de la maltraitance des enfants, qui transcende les oppositions partisanes. Ainsi, alors que l’allongement du délai de prescription à dix ans après la majorité pour les victimes d’abus sexuel était réclamé par la gauche et freiné par la droite dans le débat de 1989, la droite n’hésite pas, en 2004, à le porter à vingt ans. D’une manière générale, on constate que les parlementaires éprouvent des difficultés à se dégager de l’irrationalité du thème. Par exemple, la rapporteure UMP de la loi du 2 janvier 2004 commence son intervention ainsi : « Ce qui nous rassemble et nous interpelle ce soir, c’est l’appel que nous lancent les innocentes petites victimes de la maltraitance, leur souffrance, leurs larmes, leur révolte, leur culpabilité, leur incompréhension de ce qui leur arrive, et l’image de leurs petits corps martyrisés, parfois jusqu’à la mort » . Au-delà des « clivages politiciens », les appels au consensus sont nombreux au cours des discussions. L’ensemble des travées applaudit ainsi l’affirmation suivante : « (…) celui qui n’accepterait pas volontiers les mesures destinées à mieux protéger l’enfance en danger ne mériterait que réprobation et mépris ». Ainsi, si les représentations associées à l’enfance, à la famille et à la maltraitance sont différentes, les acteurs partisans ne les concrétisent pas par des votes contraires. On assiste finalement à une forme deconsensus symbolique, c’est-à-dire en l’occurrence à un alignement des positions, provoqué par l’adhésion affective de tous à la volonté de lutter contre les violences infligées aux plus jeunes, sans qu’il n’y ait pour autant un accord unanime sur la signification du phénomène (Cobb et Elder, 1983).
Des attentes citoyennes contradictoires
Au-delà des difficultés d’une véritable différenciation doctrinale, un certain nombre des caractéristiques de l’action publique relative à la lutte contre la maltraitance infantile permettent d’expliquer le statut mineur que cette lutte occupe dans le jeu politique. Celle-ci est en effet délimitée par un ensemble de tensions contraignantes qui restreignent les marges de manoeuvre des décideurs. La régulation politique de la lutte contre les mauvais traitements aux mineurs est d’abord rendue incertaine par l’incohérence de ce que l’on suppose être les aspirations de « l’opinion publique ». En effet, paradoxalement, le désintérêt quasi général manifesté vis-à-vis de la protection de l’enfance semble parfaitement compatible avec de régulières vagues d’indignation suscitées par la découverte de faits divers. Cette émotion collective tient à la nature même du phénomène de maltraitance. À la répulsion que suscite la violence dans toute société civilisée s’ajoute l’indignation face au sujet qui en est l’objet : l’enfant, cet être « sans défense ». Ce rejet est en outre renforcé par le lieu où ces violences sont exercées : la sphère domestique, normalement garante de protection et d’épanouissement de l’individu.
Plusieurs sentiments, issus d’aspirations contradictoires, peuvent en réalité se mêler au sein des populations. D’une part, on constate que les violences infligées aux plus jeunes apparaissent de plus en plus blâmables, ce qui suppose des pouvoirs publics une action volontariste dans les familles pour réduire leurs risques d’apparition. D’autre part, une revalorisation des liens parents/enfants a été constatée par les sociologues, corrélée avec un réinvestissement général dans la sphère du privé (Commaille, 1996). Faisant fi de toute rationalisation, le traitement médiatique de la question reprend à son compte cette ambiguïté. On l’observe par exemple dans la perception des services administratifs et judiciaires en charge de ce domaine. Globalement négative, celle-ci oscille entre deux extrêmes selon le fait divers. Le scandale et la dénonciation permanente concernent en effet aussi bien leur incapacité à éviter les mauvais traitements que le retrait non nécessaire à des parents de « la chair de leur chair ». Les travailleurs sociaux peuvent ainsi être représentés, à quelques semaines d’intervalle, comme des « soixante-huitards » doucereux et naïfs ou comme des patrouilles héritières de la Gestapo (Kirton, 1999).
(...) Le rôle des associations, « entrepreneurs »
de la cause de l’enfance maltraitée
L’analyse du poids des acteurs privés dans les arènes politiques se fait fréquemment en termes de « groupes d’intérêt ». Or, depuis la fin des années soixante-dix, l’enfant a fait l’objet en France d’un travail militant considérable. Ce dernier structure aujourd’hui fortement la fabrique de l’action publique contre les violences intrafamiliales ainsi que le discours politique qui y a trait. Certes, le terme d’« intérêt » mérite d’être interrogé : même si on parle parfois péjorativement de « syndicats de victimes », la particularité du foisonnant milieu associatif pro-enfant est de publiciser une cause qui lui est extérieure, puisque la population défendue n’est pas adhérente. Cependant, issues de la société civile et marquées à l’origine par leur base, les associations de lutte contre les mauvais traitements ont fini par acquérir un rôle majeur qui a modifié leur mode de fonctionnement. Désormais situées à l’intersection d’un espace militant et d’un espace professionnel, il est possible de les qualifier d’« entrepreneurs » de la cause de l’enfance maltraitée.
Dénonciateurs, ces entrepreneurs sont parvenus à mettre à l’agenda institutionnel la lutte contre les mauvais traitements, grâce à d’importants relais médiatiques.
(...) Il serait néanmoins faux de considérer que les lobbies pro-enfant sont omnipotents, même si leurs ressources institutionnelles ont effectivement tendance à croître. En effet, ils ont à affronter symboliquement des groupes d’intérêts concurrents, en particulier les mouvements familialistes, globalement hostiles à un ciblage de l’action publique sur des catégories d’individus au sein de la famille.
Un enchevêtrement des niveaux de décisions
qui complexifie la régulation politique
(...) D’une part, la lutte contre la maltraitance n’est pas une réalité unifiée sur le territoire. Mise en oeuvre au niveau départemental, voire infradépartemental, cette lutte fonctionne comme un maillage complexe de systèmes autonomes d’acteurs aux modes de fonctionnement différents. Les routines locales, institutionnalisées parfois par des protocoles entre services administratifs, judiciaires, hospitaliers, éducatifs, policiers et gendarmiques, rendent cette politique publique parcellaire et compliquent l’appréhension nationale du problème, niveau par excellence de la confrontation politique. D’autre part, les acteurs locaux, jaloux de leurs compétences, admettent difficilement des immixtions dans ce qui relève de leur pouvoir de libre administration. L’épisode récent des vives critiques adressées à la Défenseure des enfants par des lobbys d’élus locaux après qu’elle a eu émis des réserves sur certaines gestions départementales de la protection de l’enfance (Brisset, 2004) atteste de la difficulté pour des acteurs nationaux – même indépendants – à intervenir dans les affaires locales.