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Société
Le malade mental est la cible idéale d’une société craintive
30 décembre 2012 à 19:07, Libé
Par MICHEL DUBEC Psychiatre, expert national
Certaines affaires judiciaires récentes contribuent, par la débâcle des experts psychiatres, à augmenter le discrédit de cette spécialité. Ces affaires concernent des meurtres qui frappent l’opinion par leur horreur, le caractère monstrueux de leur accomplissement avec, pour moteur, l’absence de mobile et de motif. Les plus récentes intéressent l’atroce mort d’un enfant poignardé par un homme partageant son délire avec celui de sa compagne au cours du procès, le double parricide commis par un adolescent qui a tué sa mère, son père, mais aussi ses deux frères alors que le climat familial qui a précédé le drame était sans nuage.
Passons sur le fait qu’il est classique de moquer une discipline qui n’est pas scientifique mais qui ne prétend pas l’être. Insistons, en revanche, sur la polémique à laquelle se livrent, à la barre de la cour d’assises, les tenants de la discipline. Elle témoigne du malaise profond que traverse la spécialité.
Dans le passé, la tradition psychiatrique française invitait à déresponsabiliser les grands psychotiques. Cette politique a fondé l’asile, au lendemain de la Révolution. La psychiatrie a évolué, a disloqué les blocs hospitaliers et a abouti à la politique de secteur. Mais avec la «berlinisation» des murs de l’asile, on a jeté le bébé avec l’eau du bain. Plusieurs générations d’internes en psychiatrie ne bénéficient plus des grands hôpitaux démembrés, où l’enseignement de l’expertise permettait aux médecins aliénistes de transmettre une clinique solide, ventilée par la psychanalyse et la liberté d’esprit chère à cette spécialité.
Les subtiles attaques de Michel Foucault ne furent que des banderilles en regard du débarquement de l’édition américaine, dont le succès endémique a laminé les théoriciens de la vieille Europe. Incontestable normalisateur des signes et symptômes, directeur des orientations de la pharmacopée, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), ouvrage de références statistiques, combat et élimine la psychanalyse. Mais il ne dit rien de la structuration de la pensée ni, bien sûr, de la signification d’un acte, criminel ou non. Il exclut, par principe, son utilisation dans l’expertise, rappelait Robert Spitzer, principal promoteur de l’ouvrage en 1980.
Nonobstant cette sage séparation, les derniers débats dans l’enceinte judiciaire ont vu des praticiens qui se jetaient, hors champ, des étiquettes empruntées à une nomenclature sans pertinence avec le sujet traité, pour asséner leur prise de position sur la responsabilité du criminel. Ils méconnaissent ainsi deux siècles de tradition expertale qui nous enseignent que le diagnostic psychiatrique doit toujours être mis en regard du mode opératoire du criminel, de son comportement d’après coup, bizarre et peu cohérent, ou, au contraire, habile et dissimulateur.
La description clinique devant les tribunaux n’est rien si elle n’est pas suivie d’une discussion médico-légale qui différencie ce qui est volontaire, caché, organisé, de ce qui est irrationnel, immotivé et pour tout dire, délirant. Le caractère bizarre et énigmatique de certains actes, qui interrogent l’opinion, ne retient plus l’attention des experts. Ce que le juré sait instinctivement, le psychiatre au tribunal feint de l’ignorer.
La justice subit une évolution analogue de responsabilités dispersées par des procédures de plus en plus complexes. Toutes les parties peuvent demander expertises et contre-expertises. In fine, la décision sera de moins en moins celle du magistrat unique, mais celle d’une audience devant la chambre de l’instruction a minima ou devant deux cours d’assises a maxima (il y a souvent appel). Les experts n’ont plus le fil conducteur de la connaissance traditionnelle et sont plongés dans une cacophonie qui se situe à la jonction du malaise de leur spécialité et des changements législatifs accélérés et multidirectionnels.
L’affaiblissement de la psychiatrie en France aboutit à ce que la défense sociale ne soit plus exercée au nom du diagnostic mais en vertu d’un pronostic incertain gouverné par une anxiété générale. Les mesures de surveillance n’ont d’autre motif que la peur qui les inspire, sans distinction entre des individus asociaux violents ou pervers, et des malades dont la dangerosité, rare mais réelle, est d’une tout autre nature, irrationnelle et pathologique.
Rien ne peut jamais consoler de la perte d’un enfant. Le psychiatre est impuissant face à la tragédie. Devant une détresse si profonde, il est absurde et grotesque de dire qu’un procès pourrait en quoi que ce soit «faire son deuil», selon le slogan passe-partout qui doit son succès à la trahison de la trop difficile pensée freudienne. L’expert ne décide pas de la responsabilité pénale, pouvoir du magistrat. Il se doit en revanche de l’éclairer par les connaissances de sa discipline avec le plus de rigueur et de décence possible. Sa collaboration à la justice est à ce prix. La responsabilisation ou la déresponsabilisation est un jugement moral qui est malheureusement décliné en un jugement social. Ce dernier tend à être plus sévère aujourd’hui, quand le climat est plus rude, que les individus sont plus anxieux et plus agressifs. Pour les méfaits du quotidien comme pour les grands drames, ils réagissent en justiciers. La société norvégienne est plus pacifiante que la société française. C’est pourquoi les docteurs Synne Serheim et Torgeir Husby, premier collège d’experts, ont osé déresponsabiliser Anders Behring Breivik.
Quelles que soient les divergences diagnostiques qui leur furent opposées, jamais aucun psychiatre français n’aurait eu le courage, la témérité, ni la possibilité de le faire, même au premier essai. Malgré le nombre de victimes, leur jeunesse, l’idéologie d’extrême droite qui anime leur assassin, la relative clémence de la peine encourue, le procès est resté digne. La société française, à l’inverse, évolue vers une justice sans pitié pour le malade mental qui présente la double façade de l’horreur du crime dans ses modalités d’exécution et la réelle indigence des capacités psychiques pour l’éclairer. Il est la cible idéale d’une société craintive qui se délite, qui est angoissée par le climat économique et tendue par l’expression d’une délinquance quotidienne. Les politiques qui exploitent celle-ci, parfois, ne l’enrayent pas, mais la déplacent vers les images passées et décadentes. La justice pour l’exemple n’est pas l’apanage des régimes totalitaires. Elle a aussi la faveur des démocraties faibles.
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