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Un juge à la dérive
Il avait eu son heure de gloire avec l'affaire Festina
Un juge à la dérive
Nouvel Obs n° 2287, semaine du jeudi 4 septembre 2008
En 1999, il avait mis Richard Virenque en examen pour dopage. Aujourd'hui, il dort en prison. Patrick Keil a avoué s'être laissé corrompre dans une affaire d'escroquerie
A la nouvelle cité judiciaire de Montpellier, au pied des jardins royaux du Peyrou, Patrick Keil ressemblait davantage à un prévenu qu'à un fier défenseur de la loi. C'était un petit homme qui longeait les murs, costume taché, chaussures usagées et sac plastique à la main. Seuls les habitués des audiences à juge unique, ces formations spécialisées dans les petits délits dans lesquelles il officiait, savaient que Patrick Keil, 45 ans, était magistrat. Il avait pourtant eu droit à la une des journaux. En 1999, alors posté à Lille, il avait instruit l'affaire Festina, premier scandale de dopage à grande échelle sur le Tour de France. Le juge Keil avait été jusqu'à mettre le champion Richard Virenque et tout son entourage en examen. Une heure de gloire bien lointaine. Neuf ans après, substitut du procureur de Montpellier, Patrick Keil a rejoint les pauvres hères qu'il avait pour mission de juger. Ce magistrat à la dérive est incarcéré depuis deux semaines à la prison de Seysses (Haute-Garonne). Incarcéré pour le délit le plus infamant que l'on puisse reprocher à un magistrat dans l'exercice de ses fonctions : la corruption. L'affaire, politiquement sensible, est suivie de près par Rachida Dati, la garde des Sceaux, et le Conseil supérieur de la Magistrature instruit déjà sa suspension.
Comment est-il tombé si bas ? Sa descente aux enfers commence un an après l'affaire Festina, quand il quitte le Nord pour prendre un poste de modeste substitut du procureur de la République de Carcassonne (Aude). Une mutation sans promotion. Mauvais signe. «C'est suffisamment rare pour pouvoir en déduire qu'il n'était déjà pas forcément très bien vu par sa hiérarchie», observe un de ses collègues. Dans la cité médiévale, le substitut Keil rencontre sa future épouse. Du mariage vont naître trois enfants. Avant un divorce difficile. Son ex obtient la garde des enfants. Le magistrat, lui, hérite de toutes les dettes du ménage et d'une pension alimentaire de 1000 euros par mois. Un étranglement financier. Et une nouvelle mutation, sans promotion, en 2005 à Montpellier, une ville où il ne connaît personne. Son abus de la bouteille prend une ampleur inquiétante.
Il croise alors dans le restaurant où il a ses habitudes le docteur P., un dentiste de Plan-Cabannes, le quartier populaire de Montpellier. Les deux hommes partagent les mêmes cahots familiaux. Et les verres aussi. Le docteur P. a également d'autres problèmes. D'ordre judiciaire ceux-là. Doté d'une grosse clientèle éligible au CMU, la couverture médicale universelle permettant à la population déshéritée d'accéder aux soins sans bourse délier, le dentiste est suspecté d'avoir escroqué environ 300 000 euros à la Sécu. «Il ne finissait pas les bouches, comme on dit, explique un contrôleur. Il se faisait rembourser auprès de nous des soins qu'il ne prodiguait pas.» L'escroquerie, au départ artisanale, avait pris au fil du temps une dimension quasiment industrielle. «Il semble même que certains patients partageaient les bénéfices de l'escroquerie avec le dentiste véreux sans que l'on sache très bien si le docteur agissait de plein gré ou sous la menace», observe un enquêteur du SRPJ de Montpellier en charge du dossier. En mai 2007, la Sécu avait exigé qu'il rembourse à l'amiable les sommes indûment perçues. Le docteur P. ne s'était pas exécuté. Quelques mois plus tard, la Caisse primaire d'Assurance-Maladie déposait plainte contre lui. Le docteur P. avait paniqué. Il avait même envisagé de prendre la fuite en Espagne. Sa rencontre avec le substitut Keil lui ouvre d'autres perspectives. Et s'il se servait de cette récente «amitié» pour se sortir d'affaire ?
Keil ne fait pas mystère de ses ennuis d'argent. Un jour, il se plaint de ne pas avoir de quoi payer son billet de train pour aller voir ses enfants à Carcassonne. Le docteur P. le dépanne de 200 euros. Les demandes de coup de main financier se multiplient. Mais, à un moment, il faut bien rembourser. Le dentiste véreux a-t-il simplement demandé à son ami substitut de se renseigner sur l'état de son dossier judiciaire ? Ou a-t-il en tête de se servir de son «ami» substitut pour faire purement et simplement disparaître la procédure ? Me Jean-Roger Nougaret, l'avocat du dentiste, s'abstient de tout commentaire. De toute façon, le magistrat, qui ne suit pas les délits financiers, n'a aucun pouvoir pour arranger les choses. Il téléphone tout de même à un enquêteur du SRPJ de Montpellier pour connaître l'avancée de l'enquête. Pour en faire le résumé circonstancié au dentiste. «Je reconnais avoir franchi la ligne jaune», avouera- t-il au cours de sa garde à vue. La totalité des sommes qu'il a touchées est encore à établir. «Cela n'ira pas chercher bien loin», se rassure Me Cyril Malgras, son avocat. Les enquêteurs, eux, ont commencé à passer au crible tous les dossiers traités ces dernières années par le substitut Keil.