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Agnès : peut-on se fier aux expertises psychiatriques ?
Par Alexandra Guillet , le 23 novembre 2011 à 19h00 , mis à jour le 24 novembre 2011 à 10h36, TF1/LCI
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INTERVIEW- La mort d'Agnès pose la question de la pertinence des expertises qui ont conclu à la non dangerosité de son agresseur présumé après un 1er viol. Pour Jean-Pierre Bouchard, psychologue et criminologue, cela s'explique par la pénurie et le manque de formation de ces experts.
TF1 News : Un juge est-il toujours tenu de recourir à des expertises psychologiques ou psychiatriques pour évaluer la dangerosité d'un auteur d'infraction ?
Jean-Pierre Bouchard, psychologue et criminologue : C'est obligatoire en matière de crime, et les viols font partie de cette catégorie. L'objectif est d'éclairer ces magistrats sur la personnalité de l'auteur de l'infraction, en commençant par déterminer s'il présente des troubles mentaux. Si c'est le cas, il est important de savoir si ces troubles abolissent son discernement, auquel cas il sera déclaré irresponsable pénalement et orienté vers la voie psychiatrique en milieu fermé. Cela concerne moins de 1% des cas.
Les autres passent aux assises, et c'est visiblement ce qui attendait le meurtrier présumé d'Agnès, puisqu'il avait déjà purgé quatre mois de détention provisoire pour un précédent viol toujours en attente de jugement. Ces expertises, généralement au moins au nombre de deux, permettent également de donner des éléments aux juges pour qu'il puisse individualiser la peine, comme l'impose notre droit.
TF1 News : Une fois saisis, comment les psys font-ils pour évaluer la dangerosité d'un individu et le risque de récidive ?
J-P.B : Le grand problème, actuellement, en France, est qu'il n'y a aucune obligation d'utiliser une méthode précise. Le premier outil d'évaluation est le psychiatre ou le psychologue lui-même. Il faut donc qu'il soit bien formé et professionnellement expérimenté par rapport au type de personne qu'il va expertiser. Ensuite, il existe des tests qui permettent d'amener de l'objectivité à l'entretien et de dresser des traits de personnalités.
Ce sont ces échelles et ces épreuves qui permettent d'affirmer, par exemple, lorsque vous avez affaire à un grand pervers sexuel sadique, qu'il s'agit d'un trait de caractère qui risque de perdurer longtemps. On peut alors alerter le magistrat sur la dangerosité et le risque manifeste de récidive. Mais, surtout, ce qui est important, c'est que quand l'expert ne sait pas déterminer la dangerosité de l'individu qu'il a face à lui, il doit le dire dans ses conclusions sinon, la décision du juge peut être biaisée.
TF1 News : Justement, Robert Gelli, procureur de Nîmes, a expliqué mardi que le lycéen accusé du meurtre d'Agnès avait été remis en liberté en 2010 en attendant son autre procès parce que les rapports d'experts avaient conclu qu'il n'était "pas dangereux" et qu'il était "réinsérable". Comment peut-on arriver à de telles conclusions et assister à un tel drame ensuite ?
J-P.B. : Cela a effectivement de quoi surprendre. Dans le cas de l'agresseur d'Agnès, je ne sais ni par qui, ni comment, les expertises ont été faites mais, en tout cas, leurs conclusions sont d'une naïveté affligeante car elles ne tiennent pas compte de faits précédents qui auraient dû les alerter sur la dangerosité potentielle de l'adolescent. Car nous ne sommes pas du tout dans le cas d'un viol classique, genre fin de soirée trop arrosée, mais dans le cas d'un viol aggravé. Il semblerait, en effet, d'après ce que j'ai pu lire, qu'il y ait eu guet-apens, le jeune homme ayant attiré la jeune fille dans les bois pour une histoire d'argent. Qui plus est, il l'aurait attachée à un arbre....
Là, il y a des clignotants rouges de partout. Et si on est un psychologue ou un psychiatre un minimum formé, il n'est pas possible de conclure, quelques mois après, que cette personne n'est absolument pas dangereuse et qu'elle est tout-à-fait réinsérable. On ne peut, au mieux, qu'avoir un énorme doute. Doute dont on doit faire état au juge. Mais là, de toute évidence, l'expertise a pollué la décision du magistrat.
TF1 News : Ce que vous dites, finalement, c'est que cela relève d'un manque manifeste de compétence des auteurs de ces expertises ?
J-P.B. : Cela fait au moins 15 ans que je répète, qu'en France, on a de sérieux problèmes quant à la fiabilité de certaines expertises psychologiques et psychiatriques. Et en plus, pour des raisons que l'on connaît. Il y a d'abord un problème d'effectifs. On manque cruellement non pas de psychiatres, mais d'experts psychiatres. Donc dans certaines régions carrencées, quand un magistrat trouve un psychiatre qui veut bien faire une expertise, il n'a pas la possibilité d'exiger un haut niveau de formation et de compétence.
Et c'est là qu'est le deuxième problème : la formation. Pour être un bon expert, le psychiatre ou le psychologue doit être impérativement formé à la connaissance des agresseurs, à la connaissance des victimes et à la connaissance de l'expertise. Qui plus est, faire passer un entretien ne peut suffire à faire une expertise. Il faut utiliser, en complément, des outils cliniques d'évaluation qui sont fiables et validés, comme les tests dont je vous ai parlé. Aujourd'hui, trop peu d'experts sont formées à l'utilisation de ces outils. Et si vous interrogez quatre ou cinq psychiatres ou psychologues, il est possible qu'ils aient chacun une conclusion différente quant à la dangerosité d'une même personne. Cela ne doit pas être possible.
C'est pourquoi je pense, qu'outre une amélioration de la formation, il faut créer un consensus clinique et juridique de l'expertise mentale pour harmoniser les décisions. Un consensus, ou protocole, qui fera que quand on aura fait tel ou tel constat clinique, cela générera telle ou telle conséquence juridique sans interprétation subjective et erronnée de l'expert.
TF1 News : Le gouvernement vient de présenter une nouvelle série de mesures. Parmi elles : la création de trois nouveaux centres d'évaluation où les criminels les plus dangereux seront évalués pendant plusieurs semaines avant leur sortie, mais aussi ceux qui auront reconnu un crime particulièrement grave mais qui sont en attente de jugement. Le texte prévoit également le recrutement de nouveaux experts psychiatres. Que pensez-vous de ces mesures ?
J-P.B. : Dans l'ensemble, il s'agit vraiment d'un très bon projet. Mais comme le dit lui-même le garde des Sceaux, il faut du monde pour l'appliquer. Et il faut rappeler que, malgré une réévaluation pécuniaire en 2008 de l'expertise psychiatrique, la très grande majorité des psychiatres ne s'intéresse toujours pas à cette activité pas plus qu'aux autres questions judiciaires. L'essentiel des quelque 12 000 psychiatres actuellement en exercice préfère exercer en libéral plutôt que d'avoir à se déplacer dans le service public, qu'il soit hospitalier ou pénitentiaire.
De l'autre côté, nous avons quelque 50.000 psychologues, parmi lesquels de nombreux cliniciens également aptes à évaluer, expertiser et prendre en charge les auteurs d'infractions comme les victimes. Une solution simple et non coûteuse qui permettrait d'améliorer tout de suite la situation serait d'abandonner les appellations devenues désuètes d'"expertise psychiatrique" et "expertise psychologique", car dans les faits elles se ressemblent beaucoup, au profit d'un concept unique d'"expertise mentale" réalisée indifféremment par des psychiatres ou par des psychologues formés à cet effet.
Par Alexandra Guillet le 23 novembre 2011 à 19:00
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