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Société, Mercredi dernier à 0h00, Libé
Ne jugez pas !
portrait. PATRICK KEIL. Le «petit juge» de l’affaire Festina est tombé dans la dépression et l’alcool. Révoqué, il est poursuivi pour corruption.
Par ONDINE MILLOT
On l’aperçoit, au loin, toute petite silhouette sur le quai de la gare de Lille. Il nous attend en n’osant regarder ni sourire. Son costume est trop grand, les manches lui couvrent les mains, il marche les yeux au sol, il traîne une lourde sacoche qui semble peser une tonne. Pourquoi certaines histoires s’accrochent à notre mémoire ? Celle de Patrick Keil, entendue au creux de l’été 2008, est restée gravée. Le «petit juge» de «l’affaire Festina» de 1998, ce magistrat en lutte contre le dopage, ce David s’attaquant au Goliath du Tour de France, bloc de rigueur et d’intégrité, tombe, dix ans après, pour corruption. Devenu alcoolique, il a transmis à un compagnon d’ivresse des informations sur une enquête. En dix années, durant lesquelles plus personne n’a entendu parler de Patrick Keil, il serait devenu, par de mystérieux rouages de la vie, l’inverse de ce qu’on pensait de lui.
Dès les premiers mots, ce «je suis 100% disponible pour vous», cette voix hachée, faussement alerte, maladroitement obséquieuse, on comprend que notre objectivité va être mise à mal. Que si la chute passionne, impressionne, comme toute déchéance ravive et exorcise nos peurs, il faut pour l’approcher se frotter aussi au malheur.
Patrick Keil, 48 ans aujourd’hui, n’est «plus SDF mais pas loin». Il a été révoqué de la magistrature en juillet 2009. Il a fait trois mois de détention préventive. Il habite un minuscule studio sans salle de bains ni cuisine qu’il ne veut pas nous montrer. Il touche le RSA. Il cherche, sans succès, du travail. Il vit dans l’attente de son procès pour corruption, prévu dans deux jours, à Paris.
Patrick Keil, lorsqu’il était magistrat, était certes «psychorigide et sévère» selon ses collègues de l’époque, mais aussi «droit dans ses bottes, travailleur, obsédé par le respect absolu de la loi». Il avait impressionné ses pairs par son courage dans l’affaire Festina, résistant aux pressions du parquet, osant s’attaquer à la star Richard Virenque sans pour autant chercher une gloire personnelle, fuyant les médias. Il avait séduit sa belle greffière, lui ce «ver de terre amoureux d’une étoile», avait eu avec elle «trois beaux enfants». Que s’est-il passé ?
Lui lie la chute à la gloire, voit dans son opiniâtreté de juge d’instruction une cause de sa débâcle. Pour résumer : le 8 juillet 1998, Willy Voet, soigneur de l’équipe Festina, est arrêté en possession d’un stock de 500 doses de produits dopants. Patrick Keil mène l’enquête, aboutissant au procès de dix prévenus, et à une remise en cause médiatique du Tour de France, tandis que le parquet lui reproche son zèle. La tâche achevée et l’atmosphère devenue lourde, il demande une mutation sur l’île de la Réunion, qu’il obtient. Résiliation de bail, préparatifs de déménagement, quand soudain, volte-face, la mutation est annulée. Sa femme, qui espérait un nouveau départ pour leur couple sous le soleil, s’effondre. Il négocie un poste à Carcassonne, mais le cœur n’y est plus.
La chute est un mouvement dont la vitesse augmente jusqu’à la fin. Dans le Sud, les problèmes du couple s’accentuent. Patrick Keil se met à boire. Sa femme demande le divorce. Séparation, douleur de ne plus voir ses enfants tous les jours, dettes qui s’accumulent. Incompréhension de la hiérarchie, dossiers en retard, dépression. En 2005, Patrick Keil est muté au parquet de Montpellier, au contentieux de l’après-divorce, lui qui se débat en plein cauchemar sentimental. Chaque jour, il tourne à une bouteille et demi de whisky.
A Montpellier, des magistrats se souviennent l’avoir «vu sombrer». Certains culpabilisent. D’autres disent qu’il refusait les mains tendues. Il ne nie pas son côté «froid», introverti. «Un système de défense.»
Patrick Keil a 3 ans lorsqu’on se moque de lui la première fois. «Schtroumpf», «Simplet», «Dumbo», son «physique atypique» - oreilles décollées, pieds en dedans, petite taille (1,57 m pour 45 kilos aujourd’hui) - ne résiste pas aux cours d’école. Il opte pour l’absolue solitude, et se forge une ambition «inversement proportionnelle» à sa stature et à sa condition de fils d’ouvrier automobile. Adolescent, il sait déjà qu’il deviendra magistrat. Sa prestation de serment est sa «première jouissance d’amour-propre».
Patrick Keil a 6 ans quand sa mère est opérée du cœur, 8 ans quand elle développe son premier cancer, 17 ans quand elle meurt. «Unique regard bienveillant», elle était sa «seule alliée», sa «force». En tête à tête avec un père «peu démonstratif», il vit son décès comme une «injustice totale». Il n’a eu depuis qu’une autre femme dans sa vie, son ex-épouse.
C’est au fond du gouffre et dans un bar, en novembre 2007, à Montpellier, qu’il rencontre celui qu’il appelle «le Dentiste». Il sympathise avec cet homme qui insiste pour régler repas et tournées. Il accepte des «prêts» pour rembourser ses crédits, donne des cours à son fils contre rémunération, considère qu’il a trouvé là «un ami». Quand le Dentiste lui demande de se renseigner sur une enquête le concernant, il dit oui. Il a déjà fait des entorses à la déontologie à la demande de camarades de bar, conseillant l’une pour la rédaction d’une plainte, faisant sauter les PV de stationnement de quelques autres. Lorsque le Dentiste est arrêté, il consigne les fautes de Patrick Keil dans une lettre au parquet.
«L’institution n’admet pas la faiblesse.» C’est un ex-collègue de Patrick Keil qui résume ainsi les choses, traduisant ce que beaucoup pensent. Arrestation humiliante dans son bureau, garde à vue, trois mois de prison préventive : cela semble largement disproportionné par rapport à l’infraction. «Ils ont voulu envoyer un message : on est inflexible quand il s’agit d’un magistrat. Mais c’est scandaleux !» s’insurge Jean-Marc Darrigade, l’avocat de Patrick Keil.
A sa sortie de prison l’ex-«petit juge» est retourné vivre à Lille, là où il lui restait quelques amis, qui l’ont hébergé et soutenu. Il a écrit un livre. Le dernier chapitre s’appelle «Vers une nouvelle destinée» (1). Les projets sont peu ambitieux, mais tenaces : retrouver un travail, pour se payer le train et aller voir ses enfants dans le Sud. En attendant il marche, et lit, sa bouée de survie. L’énorme sacoche qu’il trimbale partout est bourrée d’ouvrages aux titres tristement ironiques : les Misérables, la Comédie humaine… Il dit avoir emprunté à Simenon, qu’il dévore, sa nouvelle devise : «Comprendre et ne pas juger».
(1) «Du barreau aux barreaux», éd. Gawsewitch.
PATRICK KEIL En 11 dates
1er avril 1963 Naissance à Paris.
1991 Nommé juge d’instruction.
1997 Naissance de son premier fils.
1998 Affaire Festina.
1999 Naissance de ses jumelles.
2000 Sa mutation à la Réunion est annulée.
2004 Sa femme demande le divorce.
2007 Rencontre «le Dentiste».
2008 Mis en examen et incarcéré pour corruption.
2009 Révocation.
6 janvier 2012 Jugé pour corruption.