September 26, 2005

A propos de tabous

Le 18 octobre 2000, le lieutenant-colonel Pierre-Alban Thomas, aujourd’hui à la retraite, témoignait devant la section française d’Amnesty International. Extraits :

Pourquoi est-ce que j’accepte de m’expliquer publiquement ?

Les témoignages doivent provenir de tous horizons et pas seulement de milieux officiels. La vérité ne peut supporter aucun tabou. Parler et écrire est une manière de libérer sa conscience, de rendre publique sa " repentance " (terme à la mode). C’est peut-être aussi une incitation pour des indécis à rompre le mur du silence.

Pourquoi avoir attendu quarante ans ?

Trop tôt, me semble-t-il, eût entaché la vérité de réactions passionnelles et entraîné des polémiques inutiles. Trop attendre, c’était risquer l’altération de la mémoire, le désintérêt des jeunes générations.

Ne serait-il pas préférable d’enfouir ce passé insupportable ?

C’était l’avis de Messmer, alors ministre des Armées, après la bataille d’Alger en 1957. C’est ce que Bigeard exprimait dans son langage imagé : " Il vaut mieux ne pas remuer la merde. " C’est ce que pensent presque tous les généraux et cadres supérieurs survivants. Ils prétendent que toute révélation sur la torture porte atteinte à l’armée. À ces arguments, Lanza del Vasto répondait, dès 1957, à ceux qui lui reprochaient " de souiller le drapeau, de déshonorer notre pays en disant ces choses " : " Ce qui souille et déshonore, c’est de les faire, non de les dire. " J’ajoute que le courage étant la vertu majeure de tout militaire, le courage aujourd’hui doit consister à dire ce que l’on a vu, ce que l’on a fait, même si c’est pénible et peu glorieux. Le cacher est un acte de lâcheté.


Source: LDH-Toulon


Les enfants victimes de torture et leurs bourreaux,
Par Françoise Sironi, extraits :

De quelle manière l'histoire collective s'articule-t-elle avec l'histoire singulière des enfants et des adolescents? Par histoire collective j’entends les guerres, les persécutions politiques et économiques, les mouvements sociaux, les révolutions culturelles, les bouleversements technologiques, ceux de la science ou ceux des habitudes morales et culturelles.

Cette part vécue d'histoire collective traumatique fait taire. Elle fait taire les enfants qui l'ont vécue et qui n'en parlent pas, ni à l'école, ni à la maison. Elle fait taire aussi les adultes. (...) C'est là que vient se loger l'intentionnalité du système tortionnaire: venir attaquer, briser, dénaturer, compliquer les liens qui unissent des êtres de même sang. A l'école, la crainte du dévoilement peut conduire ces enfants et adolescents à un conformisme de surface. Plus gênant, la crainte du dévoilement de leur histoire traumatique peut conduire ces enfants à une propension accentuée au mensonge protecteur pour se rendre "lisses" aux yeux d'autrui. Il arrive fréquemment que les enseignants deviennent, à leur insu, les "bêtes noires" de ces enfants quand, en toute bonne foi, ils demandent de raconter des histoires de famille ou des histoires en lien avec le passé et le pays d'origine.

Ce qui caractérise aussi le comportement de ces jeunes enfants, c'est leur profond besoin de sécurité. Parce qu'ils ont été exposés à des événements traumatiques qui ont changé le cours de leur existence, ils vont jusqu'à douter que cette sécurité puisse exister. (...) En psychothérapie, ils chercheront souvent à s'échapper, à mettre le cadre à l'épreuve, à le transgresser. Ce comportement est imputable au traumatisme lié à la violence de l'impact de l'histoire collective sur des enfants en cours de maturation. Nous sommes dans une situation de traumatismes cumulatifs. Dans des sociétés humaines où la peur collective, la terreur, la torture, les massacres constituent des instruments de pouvoir, le groupe familial et le groupe culturel ne peuvent plus fonctionner comme un contenant pour ces enfants. La représentation de l'adulte est profondément altérée. N'ayant plus de contenant familial ou communautaire efficace, ils sont "ouverts", effractés. Ils vont alors capter, par un mécanisme d'empreinte, les représentations qu'a l'autre, l'ennemi, sur leur groupe d'appartenance (familial, culturel, religieux visé par le persécuteur). L'enfant peut soit mettre en scène ses représentations introjectées par l'intermédiaire de comportements agressifs, violents et susciter le rejet, soit se conformer aux vœux de l'agresseur. Ils vont alors devenir "dociles", cacher leur identité et développer une stratégie de camouflage en affichant un faux-self à toute épreuve. Nous sommes dans un contexte de violence intense qui a pour effet d'abraser toute capacité fantasmatique. Le mode d'élaboration psychique se fait sous le sceau de la sidération et de l'inhibition traumatique. Voilà pourquoi on peut voir apparaître un état de dissociation à peine reprérable quand il s'installe. Ce mode de fonctionnement va devenir permanent si les événements de nature traumatique perdurent (guerre, exil,…). (...) Cette expérience vécue est totalement intériorisée.

Les blessures dues à l'histoire collective peuvent rejaillir comme des bombes à retardement à plusieurs reprises au cours de leur vie adulte. Elles peuvent rejaillir précisément lorsque le succès leur sourit. Ces enfants, devenus adultes, qui avaient presque réussi à oublier le passé traumatique, sombrent alors cycliquement dans des périodes de profonde dépression et d'angoisse. Pour entrer en contact avec cette partie clivée, refoulée ou déniée et qui est maintenant enkystée, ils abusent de toxiques, d'alcool, d'excès en tout genre. Tout le reste de la personnalité s'est développé harmonieusement, hormis cette part d'eux-mêmes, si secrète, si "sauvage", qui se manifeste à la faveur de stimuli en lien avec ce passé traumatique. Ils sont régulièrement convoqués rappelés à un rendez-vous avec le passé, soit lors de dates anniversaires, soit à des périodes charnières de leur existence, et souvent, comme je le disais plus haut, en période de succès et de réussite professionnelle ou personnelle. La compréhension de l'effraction psychique et de la souffrance psychologique des enfants exposés au traumatisme doit beaucoup aux travaux du psychanalyste hongrois Sandor Ferenczi.

Comment agir de manière préventive, afin que la violence subie ne transforme pas ces enfants en véritables "bombes humaines" à l'âge adulte ou à la génération suivante? Un enfant qui a connu la guerre peut la porter en lui, comme une bombe à retardement. Les cliniciens croient parfois qu' il doit à nouveau pouvoir "redevenir un enfant". Or cela lui est strictement impossible. Un traumatisme a des fonctions psychologiques précises: celles d'engendrer des transformations psychologiques, d'être à l'origine d'une nouvelle organisation psychique. Il est susceptible d'engendrer une soudaine hyper-maturation psychologique. Le traumatisme fait taire et l'horreur fait fantasmer. Croire qu'ils vont redevenir des enfants "comme les autres", qu'ils vont à nouveau pouvoir "jouer" va contraindre ces enfants et ces adolescents à "faire semblant". La vie leur ayant appris à devenir hyper-vigilants, ces enfants et ces adolescents vont très bien décrypter les intentions des autres, surtout les intentions malveillantes. Ils repèreront les adultes qui veulent leur "faire plaisir" et ils les gâtent en retour d'un comportement attendu de circonstance. Ceci est un bel exemple de faux-self déclenché par des tiers bienveillants et il importe aux cliniciens d'être vigilants sur ce point.

Un dernier point mérite d'être examiné: quel rôle ces enfants vont-ils jouer dans l'histoire collective? Comment vont-ils se construire et de quelle manière vont-ils contribuer à la construction de l'avenir de leur pays ou du pays d'accueil? Au-delà des différences individuelles, quels types d'adultes vont-ils devenir? Quel que soit leur destin individuel, devenus adultes, les enfants qui ont été fortement marqués par l'histoire collective partagent souvent un goût prononcé pour l'action, un goût prononcé pour tous les domaines où il est possible d'avoir une action concrète sur le monde[1]. Ils se retrouvent souvent dans des situations où ils peuvent avoir prise sur le monde[2], avoir une influence sur le cours des choses, ou de l'histoire. Beaucoup deviennent des hommes politiques, des enseignants, des pédagogues, journalistes, psychologues ou psychiatres. On les retrouve souvent à dénoncer et réparer les blessures engendrées par l'histoire collective[3].


[1] Voir « Jeunes perdus sans collier »

[2] Voir « On nous a cramé le cerveau »

[3] Et de ceci, l'assitance (aujoud'hui l'Aide Sociale à l'Enfance, précédemment la DDASS) en est très fière ; extrait du « papier Labache » : Lorsque la prise en charge du jeune est évaluée par celui-ci de façon positive, il arrive souvent que l’ancien usager contracte une dette symbolique envers l’institution au point qu’il doit prouver sa reconnaissance par des actes de contre-don. Philippe s’investit intensément dans l’humanitaire ; Mariama dit qu’elle a besoin de donner en retour de tout ce qu’elle a reçu et de ce fait s’occupe des personnes âgées, certains reconstruisent une parenté symbolique en intégrant le personnel éducatif (parents d’accueil, éducateurs) comme membres de leur famille et en cultivant une grande affection pour leur eux. »


Bien qu’il existe de fortes preuves empiriques selon lesquelles tous ces facteurs - facteurs associés à une accentuation des troubles psychologiques chez les enfants - sont associés à de piètres résultats chez les enfants, il se peut que ces effets se produisent en présence de risques multiples. Rutter (1979) a fait remarquer que la présence d’un facteur défavorable isolé dans la vie d’un enfant n’augmente pas le risque de troubles, mais que c’est uniquement en présence de risques simultanés que les problèmes comportementaux s’accentuent chez les enfants. Il a constaté que les enfants exposés à un seul risque ne sont pas plus susceptibles d’éprouver des troubles que les enfants qui ne sont exposés à aucun risque. Selon ses recherches, cinq pour cent des enfants exposés à deux risques manifestent des troubles graves, comparativement à 20 % des enfants exposés à quatre risques ou plus. Sameroff, Seifer, Bartko (1997) ont également constaté que c’est en présence de plusieurs risques que le développement est le plus sérieusement compromis.

Les risques et la résistance chez les enfants de six et de dix ans
W-98-23F
par Jenny Jenkins et Daniel Keating
Octobre 1998


Voir également « Les classiques des sciences sociales » : l'acculturation, l'enculturation et ses conséquences.


L'évolution des relations parents-enfants-professionnels
dans le cadre de la protection de l'enfance
Octobre 2001, extraits :

Tout semble se passer, en réalité, comme si ces deux univers, celui de la famille et celui des professionnels de la protection de l'enfance, étaient deux hémisphères que sépare plus qu'il ne les rapproche l'enfant, acteur autant qu'enjeu de leur rivalité plutôt que de leur coopération.

Advienne la séparation de l'enfant avec sa famille et le champ de la protection de l'enfance peut même se transformer en cercle vicieux de la maltraitance: la maltraitance familiale subie par l'enfant se doublant parfois, à l'intérieur même du dispositif cette fois, d'une négligence voire d'une maltraitance institutionnelle subie ou agie, en tout cas vécue par les enfants, les parents et les professionnels eux-mêmes, tous victimes d'une violence autant réelle que symbolique.

Tous les parents rencontrés ont décrit cette intervention comme violente, impression renforcée par le sentiment d'être seuls, et sans droits, ou "victimes de préjugés", face à une machine juridico-administrative [...] Le terme violence est régulièrement employé par les familles. Dans ce contexte quelle place réserve-ton aux parents d'enfants placés ? Comment peut se traduire en acte la volonté des professionnels de prendre en compte les compétences parentales et de favoriser la "bientraitance" ?"

La violence institutionnelle vécue par les familles est un donné important, car l'intervention des professionnels, aussi respectueuses qu'elle puisse être, nomme des difficultés et des douleurs. Le "droit au temps" s'accommode mal d'un accompagnement trop standardisé. Il est, par exemple, patent que les horaires d'ouverture des administrations ne sont pas une aide, mais au contraire souvent une contrainte supplémentaire - voire, dans le cadre des évaluations notamment, une source d'a priori - pour des familles déjà en difficulté.

Concernant les Actions Educatives en Milieu Ouvert, les données disponibles, portant sur différents échantillons limités de mesures en cours entre 1988 et 2001, font apparaître le nombre important de parents vivant seuls (autour d'un tiers: 30.2% de pères et 36.6% de mères) et de parents séparés ou divorcés (seulement un tiers environ d'entre les parents concernés vivent en couple).

Elles dévoilent aussi l'absence très fréquente des pères dans le cadre de l'exercice de la mesure, certaines situations montrant qu'ils ne sont vus que dans les moments de crise. L'AEMO semblent concerner alors essentiellement la mère.

Posted 20 years, 5 months ago on September 26, 2005
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