April 5, 2006

La corruption ordinaire

Libération, no. 6853
SOCIETE, mardi 27 mai 2003, p. 19
La corruption ordinaire de Paris sous Chirac
Quarante-cinq fonctionnaires et chefs d'entreprise jugés.

LECADRE Renaud

C'est peut-être un autre héritage du chiraquisme municipal. Une corruption ancrée dans des services publics parisiens dans les années 90. Depuis deux semaines, devant le tribunal correctionnel de Paris, comparaissent quarante-cinq chefs d'entreprise et fonctionnaires de la capitale. Petits patrons (maçons, plombiers...), obscurs fonctionnaires, corruption ordinaire : des travaux au noir dans un pavillon de banlieue, des remises d'enveloppes, des invitations au restaurant en pagaille. La contrepartie, c'est une surfacturation de divers chantiers publics : l'aménagement de crèches municipales, la rénovation d'un commissariat, la réfection d'une église, l'entretien du parc de la Villette, jusqu'aux menus travaux à la Comédie-Française. Dans son ordonnance de renvoi, la juge d'instruction Isabelle Prévost-Desprez, pourtant habituée aux dossiers tentaculaires, s'est dite étonnée de «l'étendue de la fraude, qui ne semblait plus inquiéter ni les corrupteurs ni les corrompus tellement ils en étaient devenus coutumiers».

Dominique M. et Sylvie F. travaillaient à la Direction des affaires sociales et de l'enfance en charge des crèches. Elles touchaient 10 % sur les travaux, d'où des remises en espèces de quelques dizaines de milliers de francs par an. A la barre, elles contestent vaguement les montants mais admettent qu'en retour les entreprises devaient gonfler les devis. «Je connaissais le système, je ne peux pas le nier», concède Sylvie F., mais elle s'emporte : «Nous avons été suspendues car nous avons fait six mois de préventive. On a tout pris alors que d'autres ont fait pire et sont toujours dans un placard.» En réalité, la mairie de Paris a suspendu neuf de ses fonctionnaires, mais «tardivement», relève le président du tribunal, Noël Miniconi.

Véranda. L'un d'entre eux, Jean A., était chargé de l'entretien des lieux de culte au sein de la Direction des affaires culturelles. A l'occasion de la réfection de l'église Sainte-Marguerite, les ouvriers ont reconstruit sa propre véranda située non loin de là. Jean A. a aussi bénéficié de billets de train et d'hôtel : «Il préférait les voyages aux repas», souligne un entrepreneur. Aux Services locaux d'architecture, chargés de donner un avis sur les petits travaux municipaux, quatre fonctionnaires ont également procédé à ces échanges de mauvais procédés.

Les entreprises poursuivies racontent la même fatalité, «certaines pratiques du métier» tellement courantes qu'elles n'ont plus besoin d'être explicites, dans un «confortable non-dit». Yvon C. est l'un des plus anciens, il raconte avec bonhomie : «Je veux travailler. On me dit : oui mais c'est 10 %. Bon, acceptons les 10 %.» Inutile de les violer, les moeurs de la construction étant ce qu'elles sont. Le président évoque ainsi le cas d'Alain N. «Apparemment, vous êtes amateur de safaris africains : Burkina, Tanzanie, Afrique du Sud... Autant les frais de restaurant, bon, il faut bien entretenir la relation commerciale. Mais là, on sort un peu de ce qui est nécessaire à la bonne marche de l'entreprise.» Durant l'instruction, plusieurs entrepreneurs ont raconté que certains fonctionnaires parisiens étaient particulièrement «gourmands», qu'ils «poussaient le bouchon un peu loin». Au président qui cherche à savoir comment ces choses se mettent concrètement en place, Yvon C. répond : «D'entrée.»

Il parle ici de la façon d'obtenir des marchés au parc de la Villette. Géré par un établissement public (l'EPPGHV) et non plus municipal, c'est l'autre gros morceau du procès. La Villette est un chantier permanent, avec une multitude de petits travaux (moins de 300 000 francs) qui peuvent être commandés sans appel d'offre. Un eldorado pour tous les corps de métier, mais aussi pour Jean-Claude G., surveillant des travaux à l'EPPGHV. La liste des aménagements effectués gratuitement dans son pavillon est impressionnante. «J'ai pété les plombs, plaide-t-il. Il y avait la possibilité d'arrangement : je suis dans le bâtiment, autant en profiter.» Jean-Claude G. a aussi donné des informations sur l'important marché de la toiture de la Grande Halle. L'heureux lauréat, du groupe Lyonnaise des eaux, déjà poursuivi dans l'affaire du conseil général des Yvelines, tourne autour du pot : «Ce projet me tenait à coeur, alors j'ai rendu des services que je n'aurais pas dû rendre. J'ai été favorisé, mais j'étais le mieux-disant.» L'actuelle direction du parc, partie civile, s'énerve : «On n'a pas été regardant sur la qualité. Cinq ans après la réception de la toiture, tout est entièrement à refaire.»

Graffitis. Alain P. était en charge des espaces verts du parc de la Villette, en particulier du nettoyage des graffitis. Un sacré fromage pour toute une série de maçons subitement improvisés nettoyeurs industriels : «Le graffiti hier, l'amiante aujourd'hui, et demain le plomb», résume l'un d'eux. Pour mieux le favoriser au sein de l'appel à candidatures, Alain P. lui avait fait faire des tests sur des tags vieux de 24 heures, donc plus faciles à effacer. Selon l'accusation, sur les 2 millions de francs dépensés entre 1990 et 1996, la moitié serait surfacturée. Alain P., qui en aurait profité personnellement à hauteur de 400 000 francs, tient à apporter cette précieuse nuance : «Il n'y a pas eu surfacturation, mais partage des bénéfices.»

Comment des agents publics peuvent-ils en arriver là ? Jacques L. est un ancien instituteur, devenu administratif au ministère de la Culture puis détaché à la Comédie-Française, en charge de la logistique. Il est seul avec une entière liberté de manoeuvre. Situation dangereuse, d'autant qu'arrive la tentation avec l'achat d'un pavillon en banlieue. «Après avoir accepté la moquette, il a accepté des espèces», résume l'accusation. Michel B. semblait tout aussi isolé au sein de l'Epad, l'établissement public en charge de l'aménagement de la Défense. Pendant dix ans, il a touché une enveloppe mensuelle de la société Urbaine de travaux. «Tout cela était allé trop loin», reconnaît Michel B. Le total ne fait jamais que 200 000 francs, mais personne n'en aurait jamais rien su si les enquêteurs n'avaient un jour tiré une curieuse pelote.

Yvon C., encore lui, avait vendu sa boîte en 1993. «C'est un milieu bien triste, qui me fatigue», dit-il aujourd'hui. Une tradition l'énerve particulièrement : «C'est les entreprises qui doivent payer le champagne et le cadeau lors du départ en retraite» d'un donneur d'ordre. Son repreneur a été désagréablement surpris en se plongeant dans la comptabilité : notes de frais astronomiques, innombrables retraits en cash... Sa plainte initiale a levé le lièvre, des aveux circonstanciés ont suivi. Il est rare qu'une affaire de corruption puisse être solidement établie, car il faut démontrer l'existence d'un «pacte préalable». C'est pour une fois le cas.
Posted 19 years, 10 months ago on April 5, 2006
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