July 31, 2006

Il ne faut pas être pressé, il y a du stock

Un ado meurt dans sa cellule, la justice refuse d'instruire
Par Olivier BERTRAND
Libération Lundi 31 juillet 2006 - 06:00

Cela fait quatre ans que Nabil Boussedja est mort, dans une cellule de la prison Saint-Paul à Lyon. Son codétenu avait mis le feu à son matelas, on les a retrouvés asphyxiés et brûlés. Depuis, les parents de Nabil se battent pour obtenir l'ouverture d'une instruction. Mais la justice, prompte à incarcérer leur fils, se dérobe depuis quatre ans.

Nabil avait 16 ans. Il était incarcéré pour la première fois, pour un vol avec effraction dans une croissanterie. Son père, Belkacem Boussedja, 56 ans, se souvient de ce pressentiment, le vendredi 26 avril 2002. Chauffeur de poids lourd pour la Poste, il passait près de la prison lorsqu'un collègue a vu de la fumée qui sortait d'une fenêtre. Le père a ramené le camion ; on lui a dit de rappeler chez lui. Il a compris aux hurlements de sa femme.

«Un gros bébé». Nabil avait des problèmes de comportement, de scolarité, depuis quelques années, et un juge pour enfants le suivait. Très présents dans l'éducation de leur fils, peut-être un peu trop, les parents avaient choisi de le mettre dans un établissement catholique, sur les pentes de la Croix-Rousse, loin des mauvaises fréquentations supposées du collège de quartier, à Villeurbanne. Séparé de ses copains, Nabil était devenu agressif, insolent. Les conneries ont commencé vers 14 ans, après la mort d'une grande soeur handicapée à la suite d'une opération. «Nabil ne montrait pas sa peine, dit le père. J'ai appris longtemps après, par des copains à lui, qu'il allait souvent au cimetière, pour prier sur la tombe de sa soeur.»

A l'époque, Belkacem travaillait beaucoup. «Quand je rentrais tard, poursuit son père, je regardais dans l'entrée s'il y avait les chaussures de Nabil. Puis j'ai bossé de nuit, je dormais le matin, et il m'a glissé des mains. Ce n'était pas le méchant garçon. Mais il ne réfléchissait pas, il fonçait. Je lui disais : "Tu finiras par y laisser ta peau".»

Après quelques vols (un scooter, un téléphone portable, des bouteilles d'alcool), son juge l'a placé. Les responsables de l'établissement décrivaient un garçon souriant, poli avec les adultes. Un «gros bébé capricieux, immature et influençable». Il voulait apprendre la plomberie ; c'était impossible avant 16 ans. «Les problèmes de ces adolescents sont multiples, complexes, rappelait un éducateur, peu après la mort de Nabil. Cela ne se digère pas en quelques semaines ou quelques mois. Le travail s'étale souvent sur des années, avec des progrès, des rechutes. Mais pour la société, la récidive est un échec et les discours sécuritaires ont rendu les temps éducatif et judiciaire inconciliables.»

A l'aveugle. En février 2002, Nabil avait écopé de sa première peine : deux mois avec sursis et mise à l'épreuve pour un vol. A partir de là, il aurait dû être suivi par un éducateur. Le service de probation était débordé ; les parents ont reçu une lettre indiquant que, «compte tenu de la surcharge du service», la «mesure» était mise en attente. «Là, on loupe vraiment quelque chose, enrage un autre éducateur qui a connu Nabil. Des fois, il suffit d'un rendez-vous pour faire trace dans la tête du gamin. Comment voulez-vous qu'il prenne conscience de sa culpabilité lorsqu'on lui parle d'une mesure mise en attente. Il faudrait ancrer tout de suite que la peine existe et que le risque d'aller en prison s'approche.»

Deux mois plus tard, avec deux copains, Nabil a fracturé la porte d'une croissanterie, juste en face du palais de justice. Ils ont piqué des canettes, des Ticket-restaurant et un peu d'argent. Pincés, ils ont passé le week-end en garde à vue, avant d'être présentés à la justice, le 21 avril 2002. Les juges des enfants n'assurant pas de permanence à Lyon le dimanche, un magistrat non spécialisé l'a reçu. Et il a dû prendre une décision à l'aveugle, pour un garçon de 16 ans. Il n'avait aucun renseignement car le dossier de Nabil se trouvait enfermé dans le bureau du juge des enfants chargé de le suivre. Une incarcération a été décidée, «faute d'alternative» ce week-end-là, au premier tour de l'élection présidentielle, après une campagne nourrie de thèmes sécuritaires. Les parents n'ont même pas été prévenus.

Plainte. Saint-Paul débordait alors. Vingt-huit adolescents pour treize places chez les mineurs. Nabil a été placé avec un condamné, alors qu'il était mineur et prévenu. Son codétenu venait de Grenoble et demandait à purger sa peine près de chez lui, afin que ses parents viennent le voir. Il menaçait de mettre le feu à son matelas. Le 26 avril, vers 15 heures, juste après la balade, il est passé à l'acte. Cinq gardiens sont intervenus. La porte de la cellule s'était dilatée ; ils l'ont défoncée, mais trop tard.

Belkacem a déposé une première plainte dans un commissariat, le 29 avril 2002. Pour «non-assistance à personne en danger» et homicide involontaire. Il visait le directeur de la prison et le magistrat ayant incarcéré son fils. Pas de nouvelles. Alors, le 23 septembre 2005, il s'est constitué partie civile auprès du doyen des juges d'instruction, pour obliger la justice à instruire. Elle a encore fait la sourde oreille. L'avocat du père a continué d'insister, le doyen des juges a finalement fixé une consignation de 1 500 euros, en mars 2006. Belkacem a payé, avec l'aide de la famille. Depuis, plus de nouvelles. «J'ai encore appelé, il y a quelques jours, indique Me Marcel Guidicelli, l'avocat de la famille. On m'a répondu qu'il ne fallait pas être pressé comme cela, qu'il y a du stock d'affaires à traiter et que rien ne pressait nous concernant.»

Le père de Nabil aimerait que cette affaire aille au bout, «pour nous aider à achever le deuil». Sa femme Farida, 48 ans, a été hospitalisée longtemps après la mort de Nabil. Elle reste dépressive, et croit parfois voir son garçon dans le poste de télévision ou en train de se coiffer dans le salon. «On ne demande pas un sou, dit Belkacem. On veut juste comprendre comment notre grand est mort.»
Posted 19 years, 6 months ago on July 31, 2006
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