September 12, 2006

Des juges sourds, que s'est-il passé depuis ?


Une grève de la faim pour se faire entendre de la justice
l'Humanité, 14 décembre 1999.

Madame S. a décidé d’engager une grève de la faim avec d’autres parents concernés également par des dénis de justice. Depuis le 3 décembre 1999, à Clermont-Ferrand, quatre mères, une grand-mère et un père tentent ainsi d’alerter l’opinion publique. Dans sa nouvelle réforme, Élisabeth Guigou n’invite-t-elle pas les personnes qui se sentent lésées par la justice à se faire entendre ?
...

Enquête, l'Humanité, 14 décembre 1999
Des juges sourds à la détresse d’un enfant en souffrance

Depuis près de six ans, une mère se bat pour retrouver le droit de voir son fils.

Damien vit avec son père sur décision judiciaire. Pourtant, de multiples signalements de professionnels ont alerté la justice des abus sexuels dont serait victime le petit garçon.

Celui que nous appellerons Damien (1) a huit ans. Il n’en paraît que six. Cet été, quand nous avons croisé cet enfant frêle, au teint pâle et aux grands yeux noirs, il était étrangement silencieux. Figé, le regard triste, dans le vague, hébété. Ce mercredi-là, comme convenu par la justice, il aurait dû retrouver sa mère, pour un droit de visite de quatre heures dans un " lieu de médiation ". Mais son père en a décidé autrement. Arraché des bras maternels dans les cris et les larmes, une fois de plus, le petit garçon n’a pas eu voix au chapitre. Il n’a pu que lancer un regard. Désespéré. Pétri de peur. Il ne s’agit pas d’une histoire banale de droit de garde d’enfant. Depuis 1994, Mme S., la mère de Damien, est convaincue que son fils, victime d’abus sexuels, est en danger auprès de son père. Après douze signalements pour présomption d’abus sexuels, quarante-deux attestations en faveur de Mme S., deux plaintes classées sans suite, deux rapports de gendarmerie ignorés..., un non lieu a été prononcé en faveur du père de l’enfant, en début d’année.

Retour sur des événements qui ne seraient que péripéties judiciaires si elles ne portaient pas gravement atteinte aux droits élémentaires d’un petit garçon.

Février 1992. Mme S. et M. P. qui vivent en concubinage, se séparent. Leur fils Damien, âgé d’un peu plus d’un an, est confié à sa mère. Celle-ci a déjà élevé trois enfants d’un premier mariage. Dès cet instant, M. P. multiplie les procédures juridiques pour obtenir l’exclusivité de l’autorité parentale et la garde de l’enfant. Les relations entre les deux parents sont houleuses.

Février 1994. Damien rentre de chez son père où il a passé ses vacances. Un médecin de Sainte-Marie-de-Ré constate alors " des lésions anales à type de fissures " sur le petit garçon. Dans les semaines et les mois qui suivent, plusieurs praticiens s’inquiètent de l’état de l’enfant : " Prostré, anorexique, il fait des cauchemars et s’enferme dans un mutisme inquiétant ", notent-ils. Dans un premier temps, Mme S. demande à l’un des juges aux affaires matrimoniales de Charente-Maritime, une suspension du droit de visite de son ex-concubin. En vain.

31 décembre 1994. Après huit longs mois d’hésitation, la maman de Damien porte plainte contre X pour agression sexuelle sur mineur de quinze ans, témoignages et certificats médicaux à l’appui.

Février 1995. Le juge aux affaires familiales (JAF) ordonne une enquête sociale et deux examens médicopsychologiques. Parallèlement, l’enquête des gendarmes conclut " que les faits relatés sont susceptibles de constituer le délit d’agression sexuelle sur mineur ". Et demande " des investigations supplémentaires au domicile de M. P. ".

5 juillet 1995. Le parquet clôt l’instruction et décide de ne pas renvoyer l’affaire devant un tribunal.

Durant cette période, l’institutrice de Damien, plusieurs médecins mais aussi des psychiatres qui suivent l’enfant, font des signalements de présomption d’abus sexuels au procureur de la République. " Il s’agit d’un problème grave de névrose traumatique incluant une présomption d’abus sexuel chez un petit garçon de quatre ans ", affirme un pédopsychiatre parisien. Les confidences que lui fait l’enfant sont effrayantes : " Papa m’a défoncé le cul. " Ses dessins le sont tout autant. Damien évoque sans cesse " le zizi, le cul, l’endroit qui fait mal, papa me fait mal ". D’où le cri d’alarme de ce praticien : " Une prise en charge psychothérapique s’impose, à condition que cet enfant soit protégé par la justice. Car il est en danger. " Un avis partagé par deux de ses consours de Charente-Maritime. L’une d’elle fera six signalements entre 1994 et 1995. Aucun d’entre eux ne sera pris en compte par la justice.

Le juge aux affaires familiales préfère s’accommoder des conclusions contradictoires de l’examen médicopsychologique qu’il a commandé. Les experts reconnaissent que le petit garçon souffre " de manifestations régressives avec un vécu dépressif " et qu’il doit bénéficier d’un suivi psychologique. Mais sans vouloir approfondir les raisons de sa souffrance, ils estiment que l’état de Damien trouve sa source dans le " conflit parental ".

Madame S. demande une contre-expertise. En vain. Les attestations et signalements continuent à affluer. En vain. Pourquoi ? Aujourd’hui encore, le procureur que nous avons joint au téléphone, " ne veut rien dire ". " Il s’agit, dit-il seulement, d’une histoire très difficile. Et j’ai mon opinion. "

8 novembre 1995. Le juge aux affaires familiales du même parquet enfonce le clou. Il transfère l’hébergement de Damien chez son père. Explications : " Mme S. est hystérique et narcissique (...) Il y a un réel danger pour le développement harmonieux d’un enfant de quatre ans et demi à être maintenu quotidiennement dans un cadre de vie où l’image de son père sera aussi négative. " Muté depuis dans l’est de la France, le magistrat, que nous avons contacté, s’est réfugié derrière son " obligation de réserve ", et a refusé de s’exprimer à ce sujet.

Loin d’être satisfait des bonnes grâces du JAF, M. P. en rajoute. L’ordonnance du 8 novembre à peine annoncée, il exige la suspension des droits de visite de la mère et l’autorité parentale exclusive. Sans succès dans l’immédiat.

Le dossier est alors transféré devant la juridiction du domicile de M. P. Là, nouveau coup de théâtre : Allant à l’encontre de tous les avis médicaux, y compris ceux d’experts auprès des tribunaux, le juge aux affaires matrimoniales interdit - sur la demande du père - toute thérapie de l’enfant. Une décision incroyable, inédite. Comment le magistrat, qui n’a jamais rencontré Damien, explique-t-il sa décision ? " L’enfant n’a que trop vu de psychologues... ", dit-il.

Année 1996. Plusieurs médecins continuent à s’inquiéter de l’état du petit garçon. Et en juin, des psychiatres réitèrent leurs signalements. Plusieurs d’entre eux font alors l’objet de pressions. L’un note ainsi " avoir reçu de M. P., des lettres d’intimidation, véritable violence concrètement inscrite noir sur blanc ". Certains médecins ont même été convoqués par la section disciplinaire du conseil de l’Ordre. Un chef de service en psychiatrie, qui témoigne de la bonne santé mentale de la mère de Damien, n’hésite pas à dire que " tous ceux qui ont essayé de défendre Mme S. ont été massacrés ".

Il faut dire que M. P. n’est pas n’importe qui. Fils d’une grande famille d’industriels de Limoges, cotée dans les grandes fortunes de France, il a des relations... Ce n’est pas le cas de son ex-concubine, aujourd’hui RMIste.

À la fin novembre 1996, le procureur persiste et signe. Pour lui, toute cette affaire ne relève que " d’un contentieux sur l’exercice de l’autorité parentale ". Et le " danger ", c’est la mère. Le juge des enfants n’a donc pas à s’en mêler.

Année 1997. Deux nouveaux signalements de professionnels pour présomptions d’atteintes sexuelles sur l’enfant sont transmis au parquet limougeaud. La mère porte plainte avec constitution de partie civile contre M. P. Le médecin de famille de Sainte-Marie-de-Ré constate que " l’enfant est dans un état dépressif grave et qu’il refuse d’aller chez son père ". Pour la praticienne : " Cet état de fait, ajouté aux autres éléments à ma connaissance, me fait penser que Damien est en danger et que la vie avec sa mère est plus sécurisante pour lui. " Vu les circonstances, le petit garçon est hospitalisé. La justice s’en émeut et nomme un expert médical. Ce dernier estime qu’au moment de l’examen, " les conditions de remise de Damien à son père, étaient désastreuses et génératrices d’une déstabilisation qui mettait l’enfant en état de fragilité extrême... " Malgré tout, Damien est rendu quelques jours plus tard à son père.

À la même époque, un psychiatre psychanalyste, spécialisé dans les problèmes de maltraitance, écrit au juge des enfants : " En corrélation avec les paroles de cet enfant et ses symptômes de régression, on reconnaît ici des éléments de preuve, au sens clinique, allant dans le sens d’une présomption de maltraitance et d’abus sexuel... " Une de ses consours conforte ce point de vue : " Il est de mon devoir de signaler le danger grave qu’encourt cet enfant et d’attirer votre attention sur ce dossier afin d’éviter l’irréparable. "

23 octobre 1997. Ces témoignages n’empêchent pas le juge aux affaires matrimoniales en charge du dossier de garder son cap. Pour lui, toutes les attestations et signalements ne sont que " pure complaisance à l’égard de la mère ". Et celle-ci n’ayant pas respecté l’interdiction de suivi psychologique de Damien, le JAF décide carrément de priver Mme S., de son droit de visite et d’hébergement.

Un mois plus tard, M. P. emmène son fils vivre avec lui en Suisse, sans en informer la mère. Le 5 décembre, plus de trois ans après les faits présumés, le tribunal met, enfin, le père en examen pour " viol sur mineur de quinze ans ". Damien, pour autant, reste chez son père.

Aujourd’hui encore, ce petit garçon de huit ans vit en vase clos dans l’univers paternel, suivant sa scolarité par correspondance. Nous aurions voulu en savoir plus. Mais à Limoges, l’avocat de M. P. "ne donne pas de renseignement sur cette affaire ".

27 janvier 1998. La cour d’appel a rétabli le droit de visite de Mme S. : deux fois par mois, dans un lieu neutre. À Limoges (c’est-à-dire loin, très loin de là où elle habite désormais). Droit de visite que ne respectera pas son ex-concubin, pendant... un an et demi.

Juillet 1999. Cet été, enfin, Damien a pu revoir sa mère. Quatre heures de visite, deux fois par semaine, dans la première quinzaine de juillet. Idem dans la seconde quinzaine d’août. Depuis, plus rien... Aucun droit de visite n’est prévu. Et la chambre familiale de la cour d’appel n’entend régler ce vide juridique qu’en... juin 2000. " Une date de faveur ", selon le président de la cour. Veut-on pousser la mère au désespoir ?

Aujourd’hui. Mme S. continue à se battre. D’autant que les professionnels qui ont expertisé les dessins faits par Damien à sa mère, sont formels : " Même avec des traumatismes - sauf s’il s’agit de traumatismes d’abus sexuels —, les dessins d’enfants ne sont jamais aussi vides. Ceux-là montrent un être en grande détresse psychologique, qui n’a plus dans son psychisme la force, l’imagination, la richesse intérieure pourtant immenses au moment de l’enfance. "

Mme S a donc déposé une nouvelle plainte, demandant à la justice de considérer les dernières expertises de dessins comme des faits nouveaux. Elle a récemment interpellé le doyen des juges de Paris, pour une réouverture du dossier. L’enfant vivant en Suisse, l’affaire peut être désormais traitée par n’importe quel tribunal. Une chance peut-être pour que le dossier soit enfin pris en compte par un juge des enfants.

France Berlioz

(1) Dans ce lourd dossier, il nous a paru pour le moment préférable, dans l’intérêt de l’enfant, de préserver l’anonymat de toutes les personnes concernées...
Posted 19 years, 4 months ago on September 12, 2006
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